Michael Moore: Artiste et patriote : L’art de la politique
Soutenu à Cannes par une équipe de communication issue du Parti démocrate, attaqué par les républicains qui considèrent que ses publicités télé sont des dépenses électorales illicites, Fahrenheit 9/11 est-il, avec le recul, autre chose qu’un film de propagande? Alors que le débat fait rage en Europe, l’écrivain et critique anglais JOHN BERGER affirme passionnément que ces quelques minutes sont une incursion historique de l’art dans les enjeux de la politique mondiale. Éditorial un.
Fahrenheit 9/11
est un documentaire stupéfiant. Non seulement parce qu’il est intelligent mais parce qu’il est aussi devenu un événement. Une partie de la critique tente d’écarter l’événement et de dénigrer le film. Mais nous y reviendrons plus tard.
Le film de Michael Moore a profondément bouleversé les artistes-membres du jury à Cannes et il paraît que tous étaient d’accord de lui accorder le prix de la Palme d’Or. Depuis, le film a touché des millions de gens. Pendant les 6 premières semaines à l’affiche aux États-Unis, le box office a récolté plus de 100 millions de dollars. Invraisemblablement, cette somme représente la moitié des profits que Harry Potter and the Sorcerer’s Stone a récolté pendant la même période.
Personne n’a connu un film comme Fahrenheit 9/11. Seuls les soi-disant faiseurs d’opinion et les médias semblent avoir été contrariés par le film.
Fahrenheit 9/11, considéré comme un geste politique, pourrait être un point culminant de l’histoire. Mais, pour donner une sens à cette affirmation, une certaine vision de l’avenir est nécessaire. Informé strictement par les actualités les plus récentes, comme le fait la majorité des faiseurs d’opinion, la perspective des gens devient plus étroite. On se dit alors: Bah! Ce ne sont que des histoires, sans plus. Le film, au contraire, croit que sa participation contribue, un tant soit peu, à changer l’histoire du monde. Son inspiration? Un sentiment d’espoir.
Fahrenheit 9/11 est un événement parce qu’il agit en tant qu’intervenant efficace et indépendant, oeuvrant dans la diffusion immédiate de la politique mondiale. Il est rare aujourd’hui pour un artiste comme Moore de réussir une telle intervention et d’interrompre les déclarations préparées et fuyantes des politiciens. Son but premier est de réduire les probabilités que le président Bush soit réélu en novembre.
Du début à la fin, ce film nous convie à un débat politique et social.
Un film anticonformiste: un événement politique
Rabaisser ce film au niveau de simple propagande est soit naïf, soit pervers, faisant basculer dans l’oubli (délibérément?) ce que le dernier siècle nous a appris. Une propagande requiert un travail constant de communication pour qu’elle puisse systématiquement asphyxier la pensée avec des slogans émotifs ou utopiques. Normalement, son rythme est rapide.
La propagande est invariablement au service des intérêts à long terme d’une quelconque élite.
Ce film anticonformiste est souvent d’une lenteur qui porte à la réflexion et n’a pas peur des silences. Il encourage les gens vers une forme de pensée indépendante et à faire des liens réfléchis. Il s’identifie à, et parle pour, ceux qui ne sont normalement pas écoutés.
Travailler pour une cause n’est la même chose que saturer un événement de propagande : La chaîne Fox, par exemple, oeuvre dans la propagande, tandis que Michael Moore travaille pour une cause.
Depuis toujours, les artistes des tragédies grecques se demandent, de temps à autre, comment ils peuvent bien influencer les événements politiques en cours. C’est une question délicate parce que deux types de pouvoirs sont impliqués. Plusieurs théories esthétiques et éthiques gravitent autour de cette question. Pour ceux qui vivent sous un régime politique tyrannique, les arts ont souvent été une forme de résistance secrète et les tyrans cherchent habituellement des moyens pour les contrôler.
Cependant, tout ceci est exprimé en termes généraux et le sujet est vaste. Fahrenheit 9/11, par contre, est plus circonscrit: il a réussi à intervenir dans un programme politique et à intervenir sur le terrain de ce dernier.
Pour que cela se produise, une convergence de facteurs est nécessaire. Le prix reçu à Cannes et la tentative maladroite d’empêcher le film d’être distribué ont joué un rôle important dans la création de l’événement. Le souligner ne sous-entend nullement que le film ne mérite pas l’attention qu’il reçoit. Il s’agit simplement de nous rappeler qu’à l’intérieur de la sphère des médias de masse, ce genre de miracle (c’est-à-dire la destruction du mur quotidien qui préserve les mensonges et les demi-vérités) est voué à être une rareté. Et c’est cette rareté qui a rendu le film exemplaire. Il sert d’exemple à des millions de gens, comme si ces derniers l’avaient toujours souhaité.
Tribune publique
Le film suggère que, durant la première année du millénaire, la Maison Blanche et le Pentagone furent pris en otage par une gang de grosses brutes (et leur marionnette fondamentaliste) pour que la puissance des États-Unis puisse désormais servir en priorité les intérêts globaux des Sociétés: un scénario désolant qui se rapproche plus de la vérité que la plupart des éditoriaux prudents.
Plus important encore que le scénario est la manière dont le film s’exprime. Il démontre qu’une seule voix indépendante – mentionnant certaines vérités qu’une quantité appréciable d’Américains sont en train de découvrir par eux-mêmes – peut résister à la puissance manipulatrice des experts en communication, des discours présidentiels mensongers et des conférences de presse insipides et ainsi percer le silence du complot politique, l’atmosphère de la peur préfabriquée et la solitude de se sentir politiquement impuissant.
C’est un film qui nous parle de désirs obstinés et distants en pleine période de désillusion, qui raconte des blagues pendant qu’on annonce l’Apocalypse. C’est un film dans lequel des millions d’Américains se reconnaissent et reconnaissent les moyens précis avec lesquels ils sont trompés. C’est un film qui nous réserve des surprises – surtout des mauvaises, mais aussi des bonnes à l’occasion – qui permettent d’entamer un débat social. Fahrenheit 9/11 rappelle au spectateur que lorsque le courage est partagé, il permet de se battre contre des forces supérieures.
Dans plus de 1000 salles de cinéma à travers les États-Unis, Michael Moore devient, à travers son film, une tribune publique. Et qu’apprend-on? Que Bush est visiblement un crétin politique, aussi ignorant du monde qu’il en est indifférent, tandis que la tribune, informée par l’expérience populaire, acquiert une crédibilité politique. Non pas celle d’un politicien, mais la voix d’une multitude en colère armée d’une volonté de résister.
Il y a autre chose de stupéfiant à propos de ce film. Le but de Fahrenheit 9/11, en se concentrant sur la guerre injustifiée en Iraq, est d’empêcher Bush de truquer les prochaines élections comme il l’a fait la première fois. Cependant, sa conclusion s’avère plus large que l’un ou l’autre de ces problèmes. Le film déclare que, pour survivre, une économie politique qui génère des richesses colossales entourée d’une pauvreté désastreuse et grandissante a besoin d’une guerre sans fin – justifiée par une quelconque menace extérieure inventée – pour maintenir l’ordre et la sécurité dans son propre pays. Cela nécessite des conflits perpétuels.
Ainsi, 15 ans après la chute du communisme et plusieurs décennies après la supposée fin de l’Histoire, une des principales thèses de Marx nous propose de nouveau un débat et offre une explication possible aux catastrophes vécues aujourd’hui.
"Ce sont toujours les pauvres qui font la plupart des sacrifices", déclare discrètement Fahrenheit 9/11. Pendant combien de temps encore?
Aujourd’hui, il n’y a pas d’avenir pour une civilisation qui choisit d’ignorer cette question. Et c’est pourquoi le film a été tourné et qu’il est devenu ce qu’il est devenu: un film qui s’attache profondément à la survie des vraies valeurs de l’Amérique.
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Peintre, écrivain et scénariste né a Londres en 1926, lauréat du bookers prize, John Berger est l’auteur de Another way of seeing, (2003) The sense of sight, (2001) et King (1999) L’essentiel de son oeuvre porte sur les perceptions et interprétations de l’art en société.