Al-Jazira : Haute surveillance
En juillet dernier, Al-Jazira obtenait du CRTC le droit de diffuser au Canada. Le Conseil imposait toutefois aux entreprises de distribution la responsabilité de bloquer tout "propos offensant". Censure? Nécessité. Un beau bordel.
Les distributeurs, par câble ou satellite, qui voudront offrir la chaîne arabe devront au préalable adopter un amendement à leur condition de licence leur permettant d’intervenir dans la programmation, ce qu’ils ne sont pas tenus de faire en ce moment, explique Denis Carmel, porte-parole du CRTC. "Des préoccupations ont été exprimées dans le dossier public concernant certains propos offensants entendus sur Al-Jazira."
Le 8 août dernier la police Irakienne ferme temporairement ses bureaux de Bagdad. |
Avant de rendre sa décision, le Conseil a examiné près de 2000 mémoires, dont environ 1200 étaient favorables à l’arrivée de la station et 500 défavorables. Parmi les opposants qui ont déposé un mémoire, notons le réseau de télévision Global, le Congrès juif canadien et le B’nai Brith. Ces groupes s’opposaient à la distribution d’Al-Jazira, estimant que la chaîne, par l’entremise de l’émission The Opposite Direction surtout, était un véhicule de propagande haineuse visant particulièrement le peuple juif en offrant une tribune à des auditeurs niant l’Holocauste ou qui qualifient en ondes les juifs de "singes et de cochons".
Le Conseil national des relations canado-arabes et la Fédération canado-arabe ont pour leur part déposé des mémoires favorables, invoquant l’enjeu que cela représente pour la communauté arabe de 500 000 personnes. Les partisans d’Al-Jazira faisaient aussi valoir que si des propos entendus sur la chaîne furent parfois déplacés, les libertés de pensée et d’expression doivent primer et il est important pour la population d’être exposée à différents points de vue. On doit de plus, selon eux, faire une distinction entre les déclarations des journalistes de la chaîne et celles des téléspectateurs ou des invités.
CENSURE?
Tiraillé, le CRTC n’accordera ainsi un permis de distribution qu’aux distributeurs qui s’engageront à conserver un enregistrement audiovisuel de toute la programmation d’Al-Jazira et qui s’abstiendront de diffuser "des propos offensants" émanant de la chaîne. Le CRTC accordera pour ce faire aux titulaires d’une licence le pouvoir de modifier ou retirer la programmation d’Al-Jazira. C’est la première fois qu’une chaîne de télévision étrangère est soumise à de pareilles conditions, admet M. Carmel.
Ce dernier refuse toutefois d’associer ces mesures à de la censure. "Ce n’est pas de la censure, je n’aime pas employer ce mot. Puisqu’on ne réglemente pas les diffuseurs étrangers, on a dû trouver une mécanique où il y aurait quelqu’un de responsable qui prend des mesures s’il juge que des propos non conformes sont diffusés. Ce sont les distributeurs qui porteront la responsabilité. Ils devront donc faire preuve de jugement." Les distributeurs devront conserver les enregistrements de la programmation durant les quatre semaines suivant la date de diffusion d’une émission et huit semaines si une plainte est déposée au CRTC pour propos offensants qui "risquent d’exposer un groupe ou une classe de personnes à la haine ou au mépris pour des motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion"…
Jean-Paul Galarneau, directeur général des communications chez Vidéotron, ne voit pas les choses du même œil et s’explique mal la décision du CRTC. "C’est la première fois qu’on fait de nous des censeurs. On devra engager des interprètes qui parlent arabe pour nous dire ce qui se dit. Mais qu’est-ce qui est offensant? C’est la question qu’on se pose. Ce qui l’est pour vous ne l’est peut-être pas pour moi. On nous demande aussi d’intervenir dans la programmation d’une chaîne de télévision. Ce n’est pas notre rôle, on ne l’a jamais fait. Et là on nous donne ce rôle…"
L’entreprise de câblodistribution jongle en ce moment à savoir si le jeu en vaut la chandelle. Il y aura des coûts supplémentaires pour offrir Al-Jazira. "Il faudra acheter de l’équipement et avoir des gens sur place 24 heures sur 24 pour interpréter ce qui se dit. On devra également mettre en place un comité pour nous dire ce qui est offensant ou pas. On est dans une drôle de position. Si on laisse passer quelque chose d’offensant, est-ce qu’on sera pénalisé? Notre décision n’est pas prise. On est en train d’analyser si ça vaut la peine du point de vue financier", continue M. Galarneau. "On a appuyé Al-Jazira et plusieurs autres stations du genre qui répondent à des besoins ethniques. Cela contribue aussi à contrer le "marché gris ». Plusieurs bars arabes à Montréal sont branchés sur des satellites américains…" poursuit M. Galarneau qui soutient que les autres distributeurs sont aux prises avec le même dilemme.
Joint au Qatar, le porte-parole d’Al-Jazira, Jihad Bellout, se disait fort déçu de la décision du CRTC. "Nous croyons que les restrictions imposées sur les services d’Al-Jazira sont proches de la censure. Nous ne l’acceptons pas, ne sommes pas d’accord et nous croyons que c’est une insulte aux 40 millions de gens qui croient qu’Al-Jazira est une source crédible d’information. Ce n’est pas conforme à la philosophie des autorités canadiennes en matière de libertés de la presse et d’expression. Nous n’avons de restriction semblable dans aucun autre pays du monde. Nous espérons que les autorités canadiennes réviseront leur décision mais c’est avant tout une affaire domestique et nous ne voulons pas nous mêler de ça outre mesure."
Honnie par certains qui en font un organe antisémite et une courroie de transmission pour les terroristes et leur message, encensée par d’autres dont le grand quotidien israélien Haaretz qui voit en elle une entreprise de presse professionnelle diffusant de longs reportages sans censure, Al-Jazira ne cesse de gagner en popularité depuis sa création en 1996. Et celle-ci dépasse aujourd’hui largement les frontières du monde arabe. Distribuée dans plusieurs pays en Europe où près de 8 millions de personnes, majoritairement en France, en Grande-Bretagne et en Belgique, sont abonnées à ses services, la chaîne qatariote est aussi présente aux États-Unis où on estime qu’il y a 150 000 foyers branchés, poursuit M. Bellout qui réfute vivement les allégations de ceux qui soutiennent que la chaîne offre de l’information biaisée. "Nous sommes la première station de télévision dans le monde arabe qui ait interviewé des politiciens israéliens en direct. Quand Al-Jazira est née, son but était de faire un travail professionnel d’information, en d’autres mots d’accommoder tous les points de vue incluant celui de l’opposition, ce qui n’existait pas avant."