Je viens tout juste de terminer le nouveau roman de Nelly Arcan: Folle.
Et vous savez quoi? J’ai honte.
Honte, en tant que journaliste, du traitement médiatique pauvrissime réservé à ce livre et son auteure qui méritent pourtant beaucoup mieux.
On a parlé avec une telle abondance de la vie de Nelly Arcan, des rapports entretenus entre le réel et la fiction ainsi que du contenu supposément scabreux de ce second roman, qu’au final, on a presque complètement évacué l’essentiel.
Impudique aveu de vulnérabilité, déversement d’une âme qui se répand à travers une fissure du cœur s’étalant sur plus de 200 pages, Folle est aussi un constat sociologique d’une terrifiante justesse sur l’état du couple, sur nos rapports à la famille, au divin, à la littérature, au néant de notre avenir qu’on ne peut envisager sans trembler. Et aussi, ça vous le savez sans l’avoir lu, à la pornographie.
En n’égratignant que la surface, en donnant plus de poids au contenant qu’au contenu, en traitant du sexe dans cette œuvre comme d’un élément de marketing, non seulement nous ne rendons pas justice à ce récit d’écorchée vive, mais nous ratons un important rendez-vous avec nous-mêmes.
Ne serait-ce que pour discuter de la place de la pornographie, du narcissisme qu’engendre sa consommation à outrance ou de l’importance de certains tabous comme régulateurs de l’humanité.
Ne serait-ce que pour parler de toutes ces jeunes femmes qui souhaitent et se paient une paire de zeppelins pour ressembler aux pornstars que fréquentent virtuellement leurs amoureux lorsqu’elles dorment.
Comme ces filles que j’ai connues: déjà magnifiques, mais qui veulent quand même atteindre l’inatteignable, comme dans la fable de La Fontaine. Des jeunes femmes qui tendent vers une beauté fardée, retouchée par Photoshop, une armure cosmétique qu’elles peuvent désormais obtenir en quelques coups de bistouri. Ce qu’elles font, sans se douter du désastre naturel qu’elles provoquent.
Aussi, on aurait encore pu profiter de ce prétexte littéraire pour faire notre examen de conscience devant les dérives du sexe jusqu’à plus soif, devant les fillettes qui apprennent à faire des pipes dans les cours d’école et auxquelles on a dérobé leur enfance, et surtout devant l’impossibilité de vraiment aimer sans prêter le flanc, ou devant ce qui apparaît parfois comme le déclin d’une civilisation.
Pourtant, saluant poliment la qualité du texte, on s’est plutôt tournés vers le spectacle, s’acharnant dans un étrange paradoxe à capitaliser sur l’apparence et le passé de l’auteure tout en dénonçant plus ou moins subtilement son exhibitionnisme.
Comme c’était le cas pour son premier roman, au sujet duquel Arcan écrit aussi brillamment: "Souvent je te disais que le problème avec ce premier livre, était que tout le monde l’avait aimé mais que personne ne l’avait lu jusqu’au bout et que la démission de mes lecteurs devant Putain m’empêcherait peut-être de terminer le second; disons qu’entre mes lecteurs et moi, il y avait une grande complicité, je leur ai appris que vomir pouvait être une façon d’écrire et ils m’ont fait comprendre que le talent pouvait écœurer."
Mais peut-être qu’il est là, le nerf de la guerre? Peut-être que cette obsession pour le contenant vient de l’insoutenable qualité de son contenu?
Car ce roman de Nelly Arcan n’est pas, comme on le prétend, un travail de marketing réfléchi, conçu pour vendre. En réalité, il est l’expression, voire le miroir, d’une culture, la nôtre, où le sexe, la drogue et la séduction instantanée font partie du quotidien. Où l’amour ressemble plus à une impossibilité ou à une statistique accablante qu’à un rêve vers lequel il faudrait tendre.
Ne pas l’aborder tiendrait donc plus de l’imposture que de la retenue.
Et refuser de le voir, c’est non seulement refuser notre époque, c’est refuser jusqu’à son existence.
***
Un p’tit truc en terminant. Que faisiez-vous mardi matin à 7 h? Ne mentez pas, vous y étiez aussi, à écouter l’acte de contrition de Robert.
Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas seuls. Le voyeurisme n’est pas une tare individuelle, c’est un phénomène de société.
Remarquez, des fois, ça a du bon puisque c’est aussi ce qui permet à Nelly Arcan de trôner en deuxième place du palmarès des ventes de livres cette semaine.
Notre monde est vraiment tordu, vous trouvez pas?