Benjamin Barber : Cow-boy flinguant
Société

Benjamin Barber : Cow-boy flinguant

Ancien proche conseiller de Clinton, Benjamin Barber est un puissant adversaire de G. W. Bush. À quelques semaines des élections, il prie désespérément pour que le cow-boy retourne à son ranch. Analyse.

Il est Américain et fier de l’être. Fervent démocrate, il s’est opposé à la guerre en Irak. Il croit profondément au multilatéralisme et au respect du droit international. Il exècre la doctrine de guerre préventive mise de l’avant par l’administration Bush. Aujourd’hui professeur de science politique, il a été un proche conseiller de Bill Clinton, contribuant à l’orientation de sa politique étrangère. Il a aussi participé à la rédaction des discours de l’ex-président, donnant le ton durant cinq ans au très important State of the Union Address ou discours télévisé sur l’état de l’union, par lequel le président américain fait une sorte de bilan national chaque mois de janvier. Pour Benjamin Barber, les États-Unis, en se donnant pour mot d’ordre de mater le terrorisme par tous les moyens et d’assurer leur sécurité intérieure envers et contre tous, ont amorcé un virage incompréhensible, sinon absurde, sous G. W. Bush, qui marque une fracture profonde avec la philosophie adoptée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’ÉCHEC D’UNE POLITIQUE FONDÉE SUR LE RENSEIGNEMENT

Parce qu’au fond la politique de peur érigée par Bush, qui bafoue les règles internationales, nie l’interdépendance et les droits des peuples, sert tout sauf les intérêts américains. Pour cet observateur averti de la vie politique américaine qui a publié l’ouvrage L’empire de la peur l’an dernier, le fait que les États-Unis soient aujourd’hui une superpuissance sans contrepoids n’explique rien: ils étaient tout aussi puissants en 1945.

Cette volte-face ne marque pas non plus le retour d’une forme de messianisme qui a par ailleurs toujours existé. "La question n’est pas de savoir si les États-Unis pensent qu’ils ont une mission divine, mais bien qu’elle doit être cette mission. Par le passé, c’était d’amener la sécurité collective par le multilatéralisme. Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons décidé d’utiliser notre pouvoir pour créer le système des Nations unies non pas parce qu’on était altruiste, mais parce qu’on calculait que les intérêts des États-Unis seraient mieux servis par un cadre de lois internationales que par la souveraineté. Les États-Unis ont figuré parmi les architectes de la charte des Nations unies qui dit que les nations font la guerre seulement quand elles sont attaquées. Sous Bush, cette mission est devenue la projection du pouvoir unilatéral des États-Unis pour écraser des ennemis imaginaires ou n’importe qui se mettant sur leur chemin. L’administration Bush a indiqué qu’elle choisirait seule ses ennemis, le moment et les raisons pour lesquelles elle les attaquerait en ne consultant personne avant d’agir. Décider aujourd’hui, alors que le monde est de plus en plus interdépendant, que l’on peut y aller seul est un acte de pure stupidité", explique M. Barber.

Afin d’imager la philosophie et les méthodes de l’administration au pouvoir, Barber cite la maxime favorite du secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, (empruntée au célèbre truand Al Capone), selon lequel "On obtient davantage avec un mot gentil et un flingue qu’avec un mot gentil et rien". Il reste que pour Barber, Bush est le seul à blâmer pour avoir placé les services de renseignements au cœur de sa politique intérieure et étrangère en adoptant la doctrine de guerre préventive. Ce faisant, il a pavé la voie à un cycle sans fin de rumeurs et de spéculations qui forgent des ennemis imaginaires. "Le plus dangereux avec la guerre préventive est que vous devez faire une guerre en vous fondant sur les informations et les spéculations des services secrets. Dans une guerre défensive, on ne se pose pas de questions, on a été attaqué. Supposons que le président ne mentait pas quand il dit qu’il a été mal informé par les services secrets dans le cas de l’Irak. Le renseignement est toujours incertain, spéculatif. Et très souvent, il a tort. Si vous faites la guerre en vous fondant non pas sur ce qui se passe mais pourrait se passer selon le renseignement, vous allez presque toujours créer une situation de guerre basée sur des informations erronées qui mèneront à un désastre."

KERRY PRÉSIDENT?

On l’aura deviné, le seul moyen selon Barber de mettre un terme à cette dérive de la politique américaine, qui peut être bien plus noble, est que les Américains élisent le démocrate John Kerry le 2 novembre. Il y a loin de la coupe aux lèvres, mais l’espoir est là. "Bush est un président minoritaire, Gore avait plus de votes au dernier scrutin où nous avons gagné par 400 000 voix. Quand on regarde la carte électorale, si Kerry gagne les mêmes états que Gore et aussi l’Ohio, il peut perdre la Floride et il remportera le Collège électoral."

Qu’est-ce qui changerait avec Kerry? "Les démocrates et les républicains parlent souvent différemment mais semblent les mêmes lorsqu’ils sont en place. Mais sous Bush, les républicains sont allés vraiment loin à droite en politique étrangère et intérieure, en matière d’environnement, de fiscalité favorisant les riches, ils ont aussi coupé dans l’éducation. Les démocrates sont très au fait de la piètre image des Américains dans le monde. On verrait cette fois une administration démocrate plus sensible à l’interdépendance, plus consciente de la nécessité de la coopération. Il y aurait beaucoup plus d’ouverture envers le Canada, la France et les autres pays. Et si Bush s’en va, tout le personnel qu’il a mis en place au Pentagone, au Département d’état et dans les agences de renseignements quittera aussi et on verra un grand changement."

LE POUVOIR DES CITOYENS

S’il garde foi dans la politique pour construire un monde meilleur, plus ouvert et démocratique, Barber fonde aussi beaucoup d’espoirs dans la démocratie citoyenne et sur un réseau international qu’il a fondé, Civworld, un mouvement de citoyens planétaires qui s’unissent sous une déclaration commune d’interdépendance, que l’on peut signer en ligne sur le site personnel de Barber. "L’idée est née de la réalité de l’interdépendance. Aujourd’hui, même le pays le plus puissant ne peut contrôler l’économie mondiale. Le pays en meilleure santé ne peut empêcher la diffusion du sida ou du SRAS. Le pays le plus progressiste en matière d’environnement ne peut vaincre à lui seul le réchauffement climatique. Les Américains en particulier, mais aussi les gens en général doivent prendre conscience des réalités de l’interdépendance et des limites de la souveraineté."

Jusqu’à maintenant, la déclaration a été signée par des dizaines de milliers de personnes dans 40 pays, explique Barber. Le 12 septembre de chaque année, on célèbre la Journée mondiale de l’interdépendance: la première a eu lieu l’an dernier à Philadelphie, la deuxième à Rome il y a quelques jours. La date n’est pas banale. En choisissant de tenir l’événement le lendemain du fatidique 11 septembre, Barber voulait favoriser une prise de conscience forte sur les liens qui unissent tous les individus. "Les citoyens de plusieurs pays restent très locaux dans leur perspective, ne voient pas plus loin que leur ville ou leur village. Nous voulons élargir la conscience des citoyens sur leur rôle dans le monde."

D’ici là, Barber reste optimiste à l’égard des Américains qui exerceront leur sagesse aux urnes pour chasser le résident actuel de la Maison-Blanche. "Une maxime dit: Vous pouvez rouler tout le monde quelquefois, quelques personnes tout le temps, mais pas tout le monde tout le temps."

L’empire de la peur
Par Benjamin Barber
Fayard, 2003, 280 p.
www.benjaminrbarber.org.