Burning Man : Troc extrême
Société

Burning Man : Troc extrême

Retour à Burning man edition 2004. Avec en filigrane la notion de troc qui y prévaut.

Même en cette époque marquée par l’essor du mercantilisme, il existe encore au Nevada un endroit où seuls les échanges amicaux sont monnaie courante. Non loin de Reno, une ville réputée pour ses casinos, plus de 35 000 personnes évoluent dans une communauté où le commerce traditionnel, avec des devises, est interdit. Toutes les transactions se font sur une base d’entraide amicale sans contrepartie, ou encore à l’aide du troc de produits ou services. Du coiffeur, en passant par le restaurant bavarois et le bar de danseuses nues (!), tous attendent de leurs compatriotes un simple sourire, un modeste cadeau ou un petit coup de pouce plutôt que les billets verts de l’oncle Sam.

Il faut dire que cet endroit n’est pas une ville comme les autres. La communauté de Black Rock City s’implante chaque année dans le vaste désert inhospitalier de Black Rock dans le cadre du festival Burning Man, le célèbre événement de la contre-culture américaine qui se terminait la semaine dernière. Une population bigarrée – artistes, hippies, nudistes, "ravers" et autres originaux – se rassemble la première semaine de septembre pour former une ville temporaire qui tient plus de Mad Max que de Brossard. Y survivre requiert une planification méticuleuse en raison des températures extrêmes (une variation de plus de 30 degrés entre le jour et la nuit), des tempêtes de sable ainsi que de l’absence d’eau et d’électricité.

Le moment culminant de la semaine est la mise à feu d’une statue de bois garnie d’explosifs et de feux d’artifice. La foule entre pratiquement en transe devant l’immolation du symbole ultime de la grandeur et de la fugacité de Burning Man. C’est Larry Harvey, un travailleur journalier excentrique, qui a créé ce rituel de façon bien naïve en 1986. Accompagné de sept amis, il transporta une statue de bois de deux mètres sur une plage de San Francisco et l’incendia. Certains prétendent que, par ce feu symbolique, il cherchait à exorciser une peine d’amour. La soirée fut un succès et il répéta l’expérience. Quelques années plus tard, des centaines de personnes se présentèrent, mais les autorités policières interdirent la mise à feu de la statue devant la foule de freaks de tout acabit qu’attirait Larry Harvey. C’est à ce moment que germa l’idée de déplacer le rituel dans l’immensité inhabitée du désert de Black Rock.

La vallée désertique, qui n’était alors utilisée que pour battre des records de vitesse automobile, permet aujourd’hui de battre des records d’excentricité! Modèle de société utopique imaginé par Larry Harvey et ses disciples, Black Rock City n’a rien à envier à la plupart des petites bourgades américaines: service d’urbanisme, force de l’ordre, département environnemental, stations de radio, journaux, etc. Cette microsociété est graduellement passée de l’anarchisme le plus total à une communauté aux règles très singulières mais bien définies.

LA LOI

La règle la plus surprenante est sans doute l’interdiction formelle d’y faire du commerce. "Dans un pique-nique, personne n’essaie de vendre de la bière à son cousin. Ici, c’est la même chose: on se comporte comme une grande famille", explique Larry Harvey. À l’exception notable de quelques services (glace et café principalement) tenus par les organisateurs, les transactions monétaires sont bannies. Comme de nombreux produits et services sont pourtant requis, les participants sont regroupés autour de plus de 1000 camps thématiques et se doivent de contribuer à la communauté en offrant gracieusement des services, produits et spectacles, ou en construisant des installations artistiques. Plus éclatés les uns que les autres, les camps thématiques offrent les services essentiels (réparation de vélos, recyclage, service postal, douches, éclairage municipal au kérosène, etc.) et des services moins essentiels (bars, vélos-vibrateurs pour dames, tatouage et expériences artistiques en tout genre). Les organisateurs utilisent l’expression "économie du cadeau" pour décrire ce mode d’échange. Selon Larry Harvey, ce type d’économie soigne un mal profond de l’Amérique: l’isolation grandissante des individus. Selon lui, les échanges sans devises forcent des rapports plus intimes entre citoyens.

Ainsi, sans le moindre sou en poche, un participant pourra déambuler sur les quelque 50 kilomètres de rues et bénéficier des largesses de purs inconnus venus des quatre coins du monde. Rien ne semble arrêter l’imagination débridée de ceux qu’on appelle les "Burners": coiffure, manège de 15 mètres de haut digne des pires moments du parc Belmont, dégustation d’absinthe, boutique avec costumes de drag queen, piercing, BBQ multiples, discothèques en plein air, etc. Certains hommes à l’âme généreuse offrent aussi des services complets d’épilation aux jolies passantes alors que des journalistes amateurs produisent le journal Black Rock City Gazette au son de l’une des multiples stations de radio éphémères. La ville a même son Voir local intitulé Piss Clear, qui se veut en marge de la Gazette, pourtant elle-même fort marginale!

PARTIR EN FUMÉE

Les Burners entretiennent un rapport paradoxal avec l’argent. Il n’est pas rare de voir des individus dépenser des milliers (voire des dizaines de milliers) de dollars pour des installations artistiques à grand déploiement, pour ensuite les voir s’envoler en fumée lors de la combustion finale des œuvres. Certains participants moins fortunés y consument une large portion de leurs revenus annuels alors que quelques richissimes entrepreneurs venus de Silicon Valley font profiter tout un chacun de leur magnanimité. La ville possède même un aéroport qui accueille chaque année son lot d’avions privés. Partys, D.J. et boissons alcoolisées coulent à flots, et il est souvent difficile de savoir qui est à l’origine de tels débordements de générosité.

À l’inverse de ceux que plusieurs appellent les "bourgeois" en raison du confort offert par leurs dispendieux véhicules récréatifs, certains arrivent à Burning Man avec pour seul équipement un tam-tam ou des échasses. Version extrême du voyage bikini et brosse à dents, ces individus minimalistes doivent compter sur la générosité de tous pour survivre aux rigueurs du désert. Ils offrent leur labeur en échange d’une petite place dans une tente ou d’une part de repas communautaire.

BUSINESS

Le paradoxe économique s’étend jusqu’aux organisateurs de l’événement. En effet, Larry Harvey voit depuis près de vingt ans à l’essor de sa folle vision en gérant une machine corporative de plus en plus complexe… et de plus en plus lucrative. L’événement génère des revenus de l’ordre de 7 millions de dollars. Pour un homme qui était sans carrière stable avant l’avènement de Burning Man et qui prônait des valeurs anti-corporatistes, il se retrouve aujourd’hui au centre de la controverse. Les purs et durs des premiers jours estiment que Burning Man a été dénaturé par l’argent et les visions de grandeur du fondateur. Larry Harvey s’en défend: "Les revenus ont souvent été importants. Mais les pertes l’ont été tout autant", a-t-il déjà affirmé. Les opposants d’Harvey oublient aussi de mentionner que ce dernier a refusé les nombreuses offres de commandites qui auraient pu gonfler significativement ses coffres. Il reste que nous sommes loin de la spontanéité désintéressée des débuts.

Pour les rares commerçants de Gerlach, la toute dernière ville avant la longue route désertique qui mène au site, le troc avec cette bande de marginaux en pèlerinage n’est pas à l’honneur. Véritable Noël des campeurs pour eux, l’événement profite à l’épicerie locale et au poste d’essence, qui font des affaires d’or en étant le tout dernier poste de ravitaillement de la foule en exode. Encore plus voraces, les locateurs de véhicules récréatifs de Reno vont jusqu’à doubler leurs prix au cours de la semaine.

Bien que Larry Harvey soit à la tête de la plus importante entreprise du secteur, il ne dirige pas Burning Man LLC (Limited Liability Corporation) comme tout autre homme d’affaires. Il répète à qui veut l’entendre: "Burning Man, c’est plus qu’un simple festival, c’est un concept de société qui a une signification spirituelle plus grande et qui affecte les participants pour le reste de leur vie." Il finance des artistes pour qu’ils construisent des installations, mais insiste pour qu’elles soient brûlées à la fin de l’événement. Voilà une politique d’investissement qui rendrait fous la plupart des banquiers sains d’esprit.

Face à l’avenir, les dirigeants semblent préoccupés par la même idée que toutes les corporations du monde: la croissance. "Le site actuel a ses limites. Toutefois, nous souhaitons poursuivre l’expansion du concept en aidant les Burners à recréer l’événement dans leur ville", explique la responsable des opérations. Bref, en termes clairs, ils se lancent dans le franchisage. Mais ici encore, on nage en plein paradoxe. Burning Man n’impose pas de droits à ses émules et encourage les prêts d’équipements et les échanges d’art entre les divers festivals régionaux. Toutefois, l’organisme souhaite recevoir des dons des événements régionaux si ceux-ci génèrent des excédents.

Où s’arrêtera Burning Man? À entendre Larry Harvey, on peut se demander s’il ne souhaite pas transformer les États-Unis tout entiers. "J’aime l’Amérique. Mais on doit reconnaître que notre modèle économique actuel est insoutenable. Nous proposons autre chose." Même si l’utopie comporte une certaine dose de charme subversif, elle n’empêchera sûrement pas le Nasdaq de carburer aux billets verts plutôt qu’aux échanges de sourires.