Société

Ennemi public #1 : Maman, les p’tits bateaux…

De toutes les relations d’une extrême ambiguïté que j’entretiens, celle que j’ai avec ma ville et ses habitants est sans doute la plus étrange.

Et ce n’est pas peu dire. Dans le joyeux monde du journalisme où mes confrères, consœurs et moi évoluons, on a trop souvent l’impression de serrer la main du diable, ou de sourire à son bourreau en trinquant avec deux onces de rouge dans un verre sur pied en plastoc.

Alors les rapports équivoques, je connais.

Mais comme j’aime mon métier, j’aime Québec malgré tous ses défauts. Je l’aime comme on aime une vieille maîtresse: dans les habitudes et les certitudes qui la rendent rassurante, confortable, mais aussi, parfois, tristement prévisible.

Comme lorsque le gros bateau se profile au sud de l’île d’Orléans et que la population, encouragée par des médias désœuvrés, s’excite comme des hordes de fillettes à un concert de Corneille.

Sans surprise, les trois bulletins de nouvelles s’ouvrent sur l’événement, la communauté médiatique de toute la ville se retourne sur un dix cennes pour s’ajuster au changement d’horaire de la monstrueuse bête qui craint la queue des ouragans. Les journaux et les bulletins de télé envoient leurs chroniqueurs faire le tour de l’endroit, les émissions de radio courent littéralement après des couples vivant ici qui auraient voyagé à bord de l’engin pour nous en parler, tandis que le Vieux-Port s’engorge de centaines d’automobilistes, tous prêts à se faire chier des heures durant dans un trafic impossible afin d’apercevoir l’immensité de l’hôtel flottant dont les cheminées paraissent menacer la haute-ville.

Ayant éteint la télé, la radio, vivant à quelques kilomètres de là, j’étais presque parvenu à l’oublier, ce putain de bateau, quand je me suis pointé dans le Vieux-Québec, au volant de mon vélo. C’est l’embouteillage de la côte Lamontagne refoulant jusqu’à la rue D’Auteuil, sur Saint-Louis, qui l’a rappelé à ma mémoire. Je découvrais quelques minutes plus tard les terrasses de la rue Saint-Paul encore bondées à 22 h, ce premier mardi soir d’automne, tandis que le quai avoisinant le débarcadère bourdonnait comme une ruche tellement la foule y était dense.

Au risque de vous choquer, surtout si vous y êtes allés, cette foule est pour moi le symbole de notre désespoir. Quand on pense que le mardi, personne ne met le nez dehors habituellement, qu’il faut un miracle, même en plein été, pour attirer autant de monde au même endroit, de voir tant de gens prêts à tout cela pour se coller à un mur d’acier peint en noir qui se perd dans le ciel, ça dépasse l’entendement.

Parce que bon, c’est quand même juste un bateau, non? Le plus gros des navires de croisière, vous dites? So what? Allez-vous monter à bord? Aimez-vous seulement les croisières? Et si je vous amenais le plus gros des plus immenses beignes à l’érable du monde, conçu avec toutes les réserves de farine de chez Robin Hood et tous les surplus de sirop d’érable du Québec, du Vermont et du Maine réunis, vous viendriez aussi nombreux?

Je crains bien que si… Vous feriez sans doute comme la madame qui hurlait devant la coque de l’immense coquille de noix lorsque j’y suis passé: "Oh mon Dieu! C’est pas possible, c’est le plus gros beigne du monde! Vous imaginez tout le sucre qu’il y a là-dedans? Paraît que ça pourrait sauver le Darfour de la famine…"

On dit que les hommes font la guerre par ennui, mais on parle trop peu de ce que les humains sont prêts à faire pour mener la guerre à l’ennui.

Car de voir tout ce beau monde converger vers les quais vous donne non seulement une idée du niveau de préoccupations des gens de notre ville, mais il est aussi le baromètre de notre lassitude devant le quotidien.

Comme je vous le disais, j’aime ma ville, même si elle s’excite un peu trop pour un bateau, un escalier, une station de radio ou le prolongement d’une autoroute.

C’est seulement que son confort est traître. Il nous fait baisser notre garde, et puis du coup, on ne voit pas le spleen s’installer insidieusement jusqu’au plus profond, la connerie prendre la place de l’essentiel, le futile prendre le pas sur le vital. Et du jour au lendemain, on s’extasie pour des bêtises ou on descend dans la rue pour porter aux nues des morons glorifiés.

Au cœur de ces temps modernes, dans la plus tranquille des villes moyennes du monde, l’humain n’a plus à se battre pour sa survie physique.

Il se bat désormais pour garder toute sa tête.

Mais il semble que le combat soit perdu d’avance.

Allez, tout le monde ensemble: "Maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes? Mais oui mon gros bêta…"