Le projet Chimère : A moi les monstres !
Société

Le projet Chimère : A moi les monstres !

Le projet Chimère: Un activiste convaincu et un scientifique émérite s’unissent pour exposer les effets pervers des merveilles de la biotechnologie…

Dans la mythologie grecque, la chimère est une créature improbable à tête de lion, à ventre de chèvre et à queue de dragon. Dans l’usage courant, le mot chimère est utilisé pour décrire un projet "irréalisable". Or, si les recherches dans le monde des biotechnologies poursuivent leur course effrénée, la chimère de la mythologie grecque ne sera guère chimère très longtemps.

En fait, des chimères existent déjà. En termes biotechnologiques, il s’agit d’un organisme vivant qui porte le bagage génétique de deux organismes différents. En 1984, une chimère en chair et en os a même été créée. La petite bête portait les gènes d’un mouton et d’une chèvre et a été baptisée geep (contraction de goat et de sheep). Cette dernière avait l’apparence d’un mouton, caractéristiques de chèvre en prime.

Une chimère n’est pas une espèce hybride (comme le mulet, fruit des entrailles d’un âne et d’une jument). Chez l’animal hybride, les gènes sont croisés. Or, on ne peut pas considérer le mulet comme une nouvelle espèce puisque celui-ci est incapable de se reproduire. En parallèle, la chimère est un nouvel organisme qui comporte deux systèmes génétiques distincts.

Des chimères créées à partir de deux espèces animales existent. Mais en poussant plus loin la réflexion, on pourrait aussi penser à fusionner un humain et un chimpanzé, par exemple. Tant qu’à créer une chimère animale/animale, pourquoi ne pas en faire une humaine/animale?

L’INVENTION DU DR NEWMAN

Le 18 décembre 1997, le professeur en biologie cellulaire au Medical New York College (Valhalla) Stuart Newman demandait un brevet pour une chimère humaine/animale. De sa voix posée, Newman explique ce qui constitue la nouveauté de son "invention" et comment celle-ci pourrait être utile au bien de l’humanité: "Mon idée était d’introduire l’humain dans cette équation. Si l’on pouvait créer un animal en partie humain et que l’on pouvait effectuer des expériences sur celui-ci, on en apprendrait beaucoup sur la biologie humaine, les tissus humains, les réactions à certains médicaments… Il serait possible de conduire des expériences qui ne sont pas permises sur des humains, mais qui le sont sur les animaux." Dans un article paru dans une publication américaine, Newman explique à quoi pourrait ressembler une chimère humaine/chimpanzé: "Elle pourrait avoir des caractéristiques propres aux deux espèces. La créature serait probablement plus robuste et poilue qu’un humain, mais aurait les capacités intellectuelles des deux espèces."

Avec un soupçon d’imagination et de science-fiction, le magazine américain Mother Jones propose d’autres applications pour cette chimère humaine/animale, dans un article consacré au sujet paru en janvier dernier: "Cette technologie pourrait être utilisée pour créer des soldats avec une armure aussi solide que celle du tatou, des quasi-humains conçus pour les longs séjours dans l’espace, des primates modifiés ayant suffisamment d’aptitudes cognitives pour conduire un autobus, suivre des instructions simples ou descendre dans un puits de mine sans se soucier de la réglementation concernant la sécurité au travail." Bref, la création d’une chimère humaine/animale pose de profondes questions d’éthique.

C’est justement pour donner à la population le temps de réfléchir plus longuement sur toutes les considérations que soulève la création de chimères humaines/animales (concernant les droits de l’Homme, la protection des animaux, l’éthique, la religion, l’environnement, etc.) que Stuart Newman a demandé un brevet pour son "invention". Évidemment, le docteur n’a nullement l’intention de créer une telle chimère. Son objectif est plutôt d’obtenir un brevet pour ce procédé, et de profiter de la durée de vie de 20 ans de celui-ci pour stopper toute recherche en ce sens. Histoire d’en débattre un peu.

LA NAISSANCE DU PROJET CHIMÈRE

"Qu’est-ce qui pourrait être breveté, mais qui poserait en même temps un profond dilemme moral?" a demandé l’économiste et activiste Jeremy Rifkin au Dr Stuart Newman, il y a une dizaine d’années. C’est de cette question que naîtra le projet de brevet pour une chimère humaine/animale.

Les deux protagonistes à l’origine de cette histoire ne sont pas de parfaits inconnus. Jeremy Rifkin est fondateur de la Foundation on Economic Trends et auteur de plusieurs best-sellers, dont L’Âge de l’accès, La Fin du travail et Le Siècle biotech. Personnage hautement médiatisé, il sillonne le monde pour prononcer des conférences portant sur les dangers de la mondialisation, les biotechnologies, etc.

Le Dr Stuart Newman, quant à lui, est un des rares scientifiques à poser un regard critique sur sa profession. Son cheminement de critique remonte aux années 1970. "À l’époque, on découvrait le clonage des gènes et le séquençage génétique, raconte-t-il. Pour la première fois, la biologie n’était plus seulement une question de science, mais aussi de technologie. Ceux qui avaient fait ces découvertes se sont inquiétés de leurs applications dangereuses. Mais devant l’éventualité de se faire imposer des limites par le public et le gouvernement, de nombreux scientifiques ont préféré minimiser les dangers liés à ces recherches." Newman, lui, a choisi d’en parler. En 1983, il était l’un des membres fondateurs du Council for Responsible Genetics, un organisme qui examine, encore aujourd’hui, les conséquences inquiétantes des biotechnologies.

Sur la proposition de Rifkin, Newman élabore donc un projet "hautement immoral" à breveter: une chimère humaine/animale. Pour les besoins d’une demande de brevet, l’invention devait présenter un aspect utile. On a donc parlé d’applications en recherche médicale, ou encore de la possibilité de faire "pousser" des organes humains dans des animaux, ce qui réduit les risques de rejet lors de la transplantation. Mais il y a aussi, évidemment, la création de toutes sortes de créatures, et les inquiétudes qui s’y rattachent.

DÉBATTRE DES TECHNOLOGIES

En faisant cette demande de brevet, le Dr Newman poursuivait deux objectifs. D’abord, lancer sur la place publique un débat quant aux percées biotechnologiques et aux questionnements qu’elles devraient susciter. Pour lui, la chimère humaine/animale représente ce qu’il y a de plus irresponsable dans le domaine des biotechnologies. "Je n’aimerais pas vivre dans un monde où les êtres seraient fabriqués selon certaines spécificités", dit-il. Comme les recherches dans ce domaine seront déterminantes pour le futur de l’humanité, il considère comme étant très sain de débattre des applications de ces découvertes: "Lorsqu’on a découvert le feu, je crois que c’était une bonne réaction que de s’inquiéter des dangers qu’il pouvait représenter…" L’autre objectif de ce brevet était de ligoter les laboratoires qui voudraient faire avancer la recherche dans ce domaine. En étant titulaire d’un brevet, il pourrait poursuivre en justice quiconque désirerait mettre au point une chimère humaine/animale. Et il compte bien le faire.

À ce jour toutefois, la demande de brevet du Dr Newman n’a toujours pas reçu l’approbation du Patent Office des États-Unis. "Je m’attendais à ce qu’elle soit rejetée sans raison valable. Et c’est ce qui est arrivé: le Patent Office a rejeté ma demande sans se baser sur la réglementation en vigueur", explique-t-il. Selon la loi, il est impossible de breveter un humain (ou un gène humain). Mais voilà que depuis les débuts de la génétique, le Patent Office a commencé à délivrer des brevets protégeant le procédé permettant d’isoler un gène humain. Jeremy Rifkin y voit une question de débat: "Les gènes seront la matière première du prochain siècle, a-t-il déclaré dans une entrevue, tout comme le pétrole, les métaux et les minéraux l’ont été à l’ère industrielle. Le nerf de la guerre, ce sont les brevets."

Newman continue sa lutte et promet de poursuivre le Patent Office jusqu’en Cour suprême s’il le faut. Tout ça, finalement, pour que l’on apprenne enfin des erreurs du passé et que l’on réfléchisse aux applications des nouvelles technologies avant d’en subir les conséquences.