Société

Plaintes en matière de diffamation : La voix du plus fort?

Les plaintes en matière de diffamation contre des médias se sont multipliées au Québec depuis quelques années. Notre système judiciaire accorde-t-il la même importance à la liberté d’expression qu’au droit à la réputation? Nous avons consulté quatre avocats experts.

Les avocats interrogés se disent tous de fervents partisans de la liberté d’expression, tout en admettant qu’elle a des limites et que nul n’a le droit de tenir sur qui que ce soit des propos diffamatoires, mensongers et qui ne sont pas d’intérêt public. Mais que se passe-t-il quand le droit d’exprimer ses opinions et le droit à la réputation se heurtent de plein fouet?

LES LIMITES DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

Farouche défenseur de la liberté d’expression, l’avocat montréalais Denis Cloutier, qui a représenté plusieurs médias et animateurs, jure que les ressources financières des médias ne leur donnent pas de passe-droits. Des propos erronés, sans fondements et portant préjudice seront punis en cour. "Par exemple, Robert Gillet a été condamné pour avoir dit que les feux de circulation étaient mal coordonnés à Sainte-Foy et que c’était la faute de l’entrepreneur alors que ce n’était pas vrai. S’il y a vraiment diffamation de la part d’un média, il sera sanctionné si on se rend au bout du processus."

Mark Bantey, un juriste qui soutient également depuis 25 ans la cause de nombreux médias, prétend que les seules limites acceptables à la liberté d’expression concernent l’exigence de dire la vérité et de ne pas faire de propagande haineuse.

Les propos tenus ou diffusés par un média ou par tout citoyen à l’endroit d’un autre, s’ils sont d’intérêt public, ont droit de cité, même s’ils se veulent choquants, croit M. Bantey, qui porte la cause du courtier Richard Lafferty, poursuivi par Lucien Bouchard et Jacques Parizeau en 1994. Lafferty avait envoyé à 275 de ses clients des tracts dans lesquels Bouchard et Parizeau étaient comparés à Hitler. "Il disait que Bouchard et Parizeau étaient des démagogues comme Hitler et que le PQ utilisait des tactiques de peur comme Hitler."

Parizeau et Bouchard ont obtenu en Cour d’appel chacun 100 000 $ en dommages moraux et punitifs. M. Bantey porte aujourd’hui la cause en Cour suprême, estimant que Lafferty n’exprimait qu’une opinion et qu’une opinion ne peut pas être mensongère. "C’était comme dire qu’un vin est très bon pour son prix. Il exprimait son point de vue de bonne foi sur un sujet d’intérêt public. L’analogie de Lafferty se limitait à la démagogie et aux tactiques de peur. Ce que je plaide, c’est que dans une société démocratique, on a le droit d’exprimer nos opinions même si elles sont dérangeantes et stupides. On a presque un droit constitutionnel de dire des stupidités, à la condition qu’il n’y ait pas de faussetés à la base de ces opinions." M. Bantey dit obtenir satisfaction pour ses clients dans 75 % de ses dossiers.

UNE INDUSTRIE DE LA DIFFAMATION

Quoi qu’il en soit, la durée des procédures, les frais judiciaires et une jurisprudence peu favorable sur le plan des indemnités font en sorte que les temps sont durs pour les victimes de diffamation, explique Claude-Armand Sheppard qui, depuis 30 ans, défend des citoyens qui estiment qu’on a porté atteinte à leur réputation. La quasi-totalité se dit victime d’un média. Un dossier sur 10 se rend devant les tribunaux, explique le juriste, la plupart étant abandonnés ou réglés à l’amiable. "Les radios-poubelles ne sont pas le problème le plus sérieux, c’est plutôt l’absence de moyens pour le citoyen de corriger la situation rapidement et efficacement. Pour les demandeurs, les condamnations sont minables. Et puis au Québec, si vous gagnez votre cause, vous n’avez pas droit au remboursement de vos honoraires d’avocats."

Même dans des dossiers où la diffamation est manifeste, il faut avoir du courage et être prêt à engloutir beaucoup d’argent pour obtenir justice. Les coûts moyens d’une démarche en justice en matière de diffamation oscillent entre 20 000 $ et 30 000 $, et en général, les montants accordés en cas de victoire n’excèdent guère 5000 $ ou 10 000 $, après des années de procédures, selon M. Sheppard. "Le demandeur qui réussit à s’en tirer sans que ça lui coûte plus cher que ce qu’il obtient, ça tient du miracle au Québec. Le simple citoyen qui est diffamé fait face à un rouleau compresseur et les médias ont les poches profondes. Et si le sensationnalisme est votre marque de commerce, on sait que vous tiendrez le coup plus longtemps que le demandeur, car ça rapporte beaucoup d’argent. Je crois qu’il y a une industrie de la diffamation au Québec. Les propriétaires sont infiniment plus coupables que les animateurs et les journalistes. Ils me font penser à une sorte de charognards qui profitent de ceux qui dépècent leurs concitoyens."

Il aura fallu près de 20 ans pour qu’un des clients de M. Sheppard, Gerry Snyder, qui était en 1973-1974 vice-président du comité exécutif de la Ville de Montréal, obtienne justice contre The Gazette, qui avait prétendu qu’il faisait partie de la mafia juive de Montréal. Snyder a finalement obtenu 135 000 $. "On prétendait se baser sur des écoutes électroniques utilisées par la police contre le crime organisé. C’était une erreur absolue. On a ruiné la réputation de cet homme."

DES JUGES PLUS SENSIBLES?

"Les causes en diffamation prennent de plus en plus d’espace. Les tribunaux vont donc être sollicités davantage. À cause de l’abus d’une supposée liberté d’expression, les gens, quand ils vont aller devant les tribunaux, seront peut-être enclins à vouloir un jugement plutôt qu’un règlement hors cour parce qu’il y a un trop-plein. Lors des derniers jugements que j’ai vus, les tribunaux devenaient un peu plus sévères", analyse Vincent Gingras, avocat demandeur en matière de diffamation.

M. Cloutier perçoit sensiblement le même phénomène. "La Cour suprême a resserré considérablement la vis avec le jugement de Radio-Canada contre Néron. Le citoyen qui s’estime lésé n’a qu’à aller devant les tribunaux."

M. Bantey s’inquiète aussi du jugement de la Cour suprême dans cette affaire. "La Cour dit que les faits sont d’intérêt public, que le reportage est véridique, mais que la présentation de la nouvelle est préoccupante, car les journalistes se sont vengés. Ce jugement va nous affecter, c’est sûr."

Il faut quand même accorder des indemnités plus élevées aux demandeurs et modifier le Code civil pour permettre que les honoraires d’avocats soient remboursés dans le cas de décision favorable au demandeur en matière de diffamation, croit M. Sheppard. "La solution n’est pas de limiter la liberté d’expression, mais de punir plus sévèrement ceux qui violent les droits des citoyens."

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Vers des sanctions plus sévères?

Le 1er octobre 2002, la Cour supérieure condamnait l’animateur André Arthur à verser 500 000 $ à Daniel Johnson pour avoir affirmé, en 1998, qu’il avait été en conflit d’intérêts, ayant accordé des subventions au Centre de ski Stoneham quand il était président du Conseil du trésor, alors que sa femme était propriétaire dudit centre. La poursuite démontra que Johnson n’avait jamais accordé de subvention au Centre et que sa femme n’y avait pas d’intérêts significatifs. La cause est en appel.

En juillet dernier, la Cour suprême rejetait l’appel de la Société Radio-Canada. Elle maintenait sa condamnation à verser 673 000 $ au spécialiste en communication Gilles Néron en raison de la diffusion, en 1995, d’un reportage revanchard et biaisé à son sujet. L’émission Le Point, après avoir diffusé un reportage sur les délais de traitement des plaintes disciplinaires portées contre des notaires, avait reçu une lettre de M. Néron, qui avait été mandaté par la Chambre des notaires du Québec pour rétablir les faits, laquelle comportait deux erreurs factuelles. Or M. Néron avait demandé à la SRC de ne pas diffuser la lettre en question avant qu’il ait pu vérifier les faits, ce que la SRC avait refusé de faire. M. Néron alléguait que le comportement de la télévision publique avait eu pour conséquence de détruire sa réputation.