Société

Ennemi public #1 : Mon âme pour une piastre

Dans le minuscule village de Frigiliana, sur la côte sud de l’Espagne, les dimanches revêtent encore un caractère sacré.

Lové au creux des collines qui font face à la Méditerranée, ce hameau tout blanc cède peut-être de plus en plus de terrain aux Européens du Nord qui y achètent de modestes demeures familiales à un prix qui, lui, n’a rien de modeste, mais il n’est pas encore rompu aux habitudes des grandes villes. Encore moins à celles de l’Amérique.

En ces journées de farniente où les seuls sons qu’il est donné d’y entendre sont le claquement des sabots des mulets sur les pavés ancestraux, les bonnes femmes qui crient après leurs enfants et le bourdonnement lointain de quelque mobylette, pas question d’y faire des achats. Même le Super Sol (une sorte de Loblaws, en aussi déprimant), à mi-chemin entre le village et la mer, demeure fermé toute la journée.

Autre pays, autres mœurs.

Quand j’en suis revenu, après un trop court séjour de 10 jours, on était dimanche, justement. C’était il y a deux ans.

Vol splendide entre Toronto et Québec – détour obligé -, avec vue sur la palette chromatique des forêts d’automne du Parc de la Mauricie, puis celles du comté de Portneuf, nous descendons dans la rosée du matin qui avait bien failli se changer en givre, dans le soleil levant d’une journée naissante qui vous réconcilie presque avec le retour à la réalité.

Les valises défaites, ayant tourné en rond une bonne douzaine de fois dans l’appartement, fatigué de lire, tiraillé par l’envie d’aller courir pour me remettre du voyage, je décide de sortir m’acheter une paire de chaussures de course dont j’ai vraiment besoin, comme me l’ont confirmé mes joggings quotidiens aux alentours du village, et les terribles douleurs qui s’ensuivaient.

Dix heures le matin, donc, je pars. La seule fois de ma vie où je souhaite acheter autre chose qu’un café, des journaux ou de la bouffe avant midi, et me voilà qui me pète le nez sur la porte à Place Laurier.

– C’était pas ouvert, que je dis à ma femme en revenant chez moi, penaud.

– Je te l’avais dit.

– Oui, mais j’étais sûr qu’ils ouvraient plus tôt maintenant, même le dimanche.

– Ils en parlent, mais c’est pas encore fait. Je te l’avais dit ça aussi; c’est quoi, tu me croyais pas?

Je fréquente tellement peu les centres d’achats que je croyais le pas déjà franchi. L’ouverture quasi constante des lieux de consommation était pour moi chose faite depuis longtemps, ça m’apparaissait d’une telle normalité pour notre société qu’il ne pouvait en être autrement.

Et pourtant, ça ne s’est fait qu’il y a quelques jours.

Paraît même qu’ils étaient une poignée d’employés réfractaires à manifester contre ces nouvelles heures d’ouverture dans le stationnement de Place Sainte-Foy, dimanche dernier.

Une manif bien inutile, si vous voulez mon avis. On ne peut pas combattre une force qui nous échappe: celle du marché, de la libre entreprise, mais surtout ce besoin d’acheter pour se sentir vivant.

Remarquez, je me contrecrisse des heures d’ouverture des centres commerciaux. Que les entreprises étendent leurs heures d’affaires, c’est pas mes oignons. Puis qu’on envahisse déjà les boutiques chaque jour de la semaine et qu’on en redemande un peu plus ne m’émeut pas davantage. Trop prévisible, pas scandaleux une seule seconde.

C’est seulement un glissement social. Pas une hécatombe. Un égarement collectif. Dieu est mort, vive les bebelles! On ne va plus à l’église, on se rencontre donc au centre commercial: c’est dans l’ordre des choses.

Mais même en l’absence du divin, les dimanches matin n’auraient-ils pas pu demeurer un tout petit peu sacrés? La grand-messe étant célébrée à la semaine longue, pourrait-on prendre un break en dehors du commercial et de l’emmerde monumentale des boutiques?

Non? Alors tant pis.

Plutôt que de lire les journaux, on ira au centre d’achats. Plutôt que de profiter d’une superbe matinée à dévaler le Mont-Sainte-Anne à vélo ou en skis, on magasinera. Plutôt que de laisser le temps s’égrener comme le font encore les peuples qui n’ont pas cédé à notre folie, on fera du shopping.

Et pendant que certains chercheront encore un sens à la vie dans un roman, dans le sport ou dans l’indicible éclat des yeux de leurs enfants au petit matin, d’autres arpenteront les allées d’une boutique "à une piastre" pour voir s’ils ne s’y trouveraient pas une âme à bon marché, fabriquée en Chine, qu’ils pourraient foutre dans un sac en plastique et rapporter à la maison.

Ainsi soit-il.