Le Refuge : Chroniques de réfugiés
Depuis 1989, 12 050 jeunes hommes de 17 à 24 ans ont été accueillis au Refuge des jeunes de Montréal. Des sans-abri. Des éclopés de la vie. Au Refuge, ils profitent d’un lit, d’un repas, d’une douche et d’un soutien individualisé pour les aider à sortir de la rue. Associé à cette cause depuis 2001 Voir a rencontré Nicolas Boileau et Youssef Taha, qui sont passés par là.
YOUSSEF
Youssef Taha a 24 ans. Il est clean depuis 20 mois déjà. Depuis le 27 janvier 2003, plus précisément. La date est importante. C’est ce jour-là qu’il a pris la meilleure décision de sa vie. "Je n’avais pas de bouffe. Je n’avais pas de cash. Je devais de l’argent à mon vendeur de drogue. C’est alors que j’ai décidé de tout arrêter."
Youssef Taha revient de loin. Aîné d’une famille dysfonctionnelle, il n’a jamais connu son père. Solitaire et renfermé, il est aussi maniaco-dépressif. Dans ses périodes de crise, il peut piquer des colères monstres, ou se mettre à vivre à la quatrième vitesse. "Une fois, j’ai loadé ma carte de crédit jusqu’à la limite en seulement 20 minutes. J’ai acheté du linge, deux bouteilles de parfum, plein d’affaires…"
Sa descente aux enfers s’amorce à l’âge de 17 ans. C’est sa copine qui le débauche. Avec elle, il touche aux substances illicites pour la première fois. "Elle fumait du pot, j’ai commencé comme ça." Bientôt, il passera aux pilules, aux speeds, au PCP. Plus tard, il essaiera la cocaïne et même le crack, une quinzaine de fois. "Tous les jours, je buzzais du matin jusqu’au soir." Subsistant par ses propres moyens de l’âge de 16 à 18 ans, il travaille comme pompiste dans une station-service. Ses pourboires lui donnent assez d’argent pour payer sa dose quotidienne de paradis artificiels.
À l’âge de 20 ans, Youssef Taha éclate. Chez sa mère, il fout le bordel et défonce les murs à grands coups de poing. "J’avais le mal de vivre. J’avais le goût de crever." Il a tenté de le faire savoir au monde à trois reprises. "Une fois, j’ai pris 150 comprimés antidépresseurs d’un seul coup." Il frôle la mort. Quatre jours à l’hôpital. Lors de sa thérapie, il ne respecte pas les règles du centre qui le reçoit et se fait montrer la porte.
Et là, c’est la rue. Grise. Sale. Youssef Taha touche le fond du baril.
Il découvre le Refuge des jeunes. Pendant cinq mois, il s’y pointe tous les soirs, à 6 h tapantes. Il s’inscrit à l’accueil, on lui remet une serviette, il prend une douche, il soupe et se couche. "Après une journée dans la rue, t’es fatigué." Une quarantaine de gars, tous paumés comme lui, font la même chose chaque jour.
En juin 2002, toujours entre la rue et le Refuge, Youssef entend parler de l’aide que la Ville offre à ceux qui se sont retrouvés sur le pavé à cause de la crise du logement. Il apprend que ceux qui en ont besoin peuvent être hébergés dans un dortoir de fortune installé dans un gymnase. Il s’y rend pour trouver de l’aide. Là-bas, un photographe en quête d’un bon sujet lui croque le portrait, lequel se retrouve en une du Journal de Montréal. Il devient l’emblème visuel de la crise du logement. Avec l’aide d’intervenants de la Ville, il se trouve une piaule dans le quartier Notre-Dame-de-Grâce.
Il y est toujours. Aujourd’hui, complètement sobre et fier de l’être, il stabilise ses humeurs irrégulières grâce au lithium. Et une fois par semaine, il rencontre des gens comme lui aux Narcotiques anonymes. Youssef Taha est-il heureux? "Je suis mieux. J’ai un toit sur la tête et de quoi manger." Il est mieux, mais il demeure un persécuté dans l’âme. "J’ai beaucoup de colère et d’agressivité contre le système, contre la vie, contre la société, contre l’autorité. Ce sont des mécanismes de défense exagérés que j’ai développés pour faire face à la vie."
Il caresse aujourd’hui aussi le rêve de terminer ses études pour devenir, éventuellement, travailleur social. Les travailleurs sociaux qu’il a rencontrés, que ce soit au Refuge ou ailleurs, ont été ses meilleurs modèles. Mais ce n’était pas des sauveurs. "Ils ne faisaient que me guider dans mon cheminement, mais c’est moi qui faisais les efforts." Son expérience, bien que douloureuse, a pour lui beaucoup de valeur. "Si je ne partage pas ce que j’ai, je vais le perdre." Youssef aimerait utiliser ce que la vie lui a montré pour en aider d’autres, comme lui, qui sont aujourd’hui perdus dans un abîme…
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NICOLAS
Nicolas Boileau n’était pas un ado facile. Il était blasé par tout, par l’école surtout. Son univers se résumait au bordel de sa chambre, aux jeux vidéo et aux partys déments organisés dans la maison familiale. Il y a cinq ans, sa mère, qui n’en pouvait plus, lui a lancé un ultimatum. Un mois de sursis. Un mois pour se trouver un job. Un mois pour faire quelque chose de sa peau. Sinon, c’était la porte.
Un mois plus tard, ce fut la porte. Il avait 19 ans. Nicolas Boileau n’est pas issu d’un milieu défavorisé. Sa mère est représentante pour une compagnie. Son père, qu’il n’a pas vu depuis un bail, est architecte. Dans son environnement immédiat, rien ne le prédestinait à se retrouver, un jour, dans la dèche la plus complète.
Bien sûr, il en a voulu à sa mère de l’avoir ainsi foutu dehors. Sans diplôme. Sans toit. Sans avenir. Mais oubliez le discours misérabiliste de la victime sur laquelle tous les dieux s’acharnent. Malgré sa tête de cochon, Nicolas Boileau reconnaît aujourd’hui qu’il n’a reçu de sa mère que ce qu’il méritait. "Elle a bien fait, ma mère. Sinon, je serais encore chez elle." D’ailleurs, s’il avait été aux prises avec un enfant tel que lui, il aurait probablement fait la même chose…
Le jour où il se retrouve à la rue, Nicolas va crécher chez un cousin. Il part rapidement. "J’étais écœuré de le voir drogué." Nicolas fume alors du pot quotidiennement, il a aussi touché à la coke à trois reprises. Mais il ne se considère pas comme un toxicomane. Enfin, pas autant que d’autres.
Démoralisé au possible, il commence à fréquenter le Refuge. Selon le règlement, il peut y être hébergé un mois, mais doit se trouver un autre endroit pour le mois suivant afin de laisser la place aux autres. Il alterne donc entre le Refuge et la Old Brewery Mission (OBM). "Le Refuge, c’est le Ritz. L’OBM, c’est les bécosses. Il n’y a pas beaucoup de jeunes là-bas. Que des vieux qui crachent, qui puent, qui pissent partout… J’avais peur de devenir comme eux." Au Refuge, Nicolas passe de bons moments avec d’autres gars de son âge. "On tripait ensemble. Le jour, on allait niaiser au métro Sherbrooke, et le soir, on rentrait en dedans."
Pendant quelques mois, il demeure ainsi en transit entre le métro Sherbrooke, le Carré Saint-Louis et le Refuge. Mais depuis trois ans, Nicolas occupe un logement supervisé (toujours par le Refuge). Un 1 1/2 dans l’Est. Juste à côté de la voie ferrée, devant l’usine de biscuits Viau. Il aime bien. C’est sa place à lui. À l’étage du dessus, il y a le local communautaire où règne le respect. Des intervenants sont là pour l’aider, l’écouter. Il a beaucoup d’estime pour eux, même s’il avoue les brasser un peu de temps en temps…
Nicolas Boileau a une blonde. Elle habite Longueuil. "Je serais incapable de vivre avec elle!" Avec cette même blonde, il a un petit bonhomme. Huit mois. Quand il en parle, il a des flammèches dans les yeux. "Je ne veux pas manquer les moments où il marchera, où il commencera à parler." Parfois, quand Nicolas dort chez sa blonde et que celle-ci ne veut pas de lui dans son lit, il va se coucher par terre, dans la chambre du petit…
Nicolas Boileau n’est plus dans la rue. Il est père. Et il a maintenant des projets. Depuis cet été, il a arrêté le pot. Le sevrage n’est pas toujours facile. Crises d’anxiété chroniques. "Parfois, je n’ai aucun contrôle sur mon corps. D’autres fois, je pense trop." Il a aussi commencé à travailler pour une entreprise de personnel temporaire. Le job est dur, mais ça lui fait du bien. "Tu peux être fatigué parce que t’as rien fait de la journée. Mais quand je reviens du travail, c’est une fatigue qui me procure du bonheur." L’autre jour, il est allé travailler dans une boulangerie. "J’ai tellement vu de pain que je n’en mangerai plus jamais de ma vie!" Avant cela, il est allé faire du ménage à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. "J’adorais mes heures de lunch, je m’installais près de la piste et je regardais les avions."
Parce que les avions, c’est sa deuxième passion. Après son fils. Les avions de ligne, surtout, le fascinent. Une fois, pendant son contrat à l’aéroport, il a vu un Boeing 767 d’Air Canada tout près de lui. "Si j’avais eu le guts, je serais monté à bord et je l’aurais conduit." Dans son jeu vidéo Flight Simulator, Nicolas peut faire le trajet Montréal-Toronto en 55 minutes. Son rêve, parce qu’il faut bien rêver, serait de devenir pilote.
En attendant, il caresse un autre rêve, celui de devenir chauffeur d’autobus. Pas à Montréal, mais à Toronto, une ville qu’il aime davantage et où il a vécu six ans. Mais avant même d’y penser, il doit aller chercher son permis de conduire. Pour cet été, il aimerait économiser suffisamment d’argent pour se payer un scooter. Entre les avions de ligne, le bus et le scooter, il y a un point commun: ce goût de partir, de faire du chemin, de voir du monde. Un goût de liberté.