Ça a commencé par un gros préjugé. Mais aussi par une idée. Celle que le roman est le condensé de l’expérience humaine, qu’en le mettant de côté, on se fie trop sur la télé pour nous raconter notre histoire, puis celle des autres, qui nous permettrait de ne pas recommencer les mêmes conneries trop souvent. Ou de comprendre que nous ne sommes pas les premiers à les faire.
Le préjugé, lui? Il s’alimente du fait que les élèves de première année de lycée (environ 15 ans) en France abordent des pans entiers de la culture littéraire que nous n’effleurons pas avant le cégep. Ou même jamais. Il se base sur notre éternel retard, sur notre aversion institutionnalisée pour la culture, pour ce qui apparaît comme inutile pour les futurs travailleurs.
C’est un préjugé qui cherche des coupables et qui veut que les profs qui devraient transmettre la passion de la lecture ne lisent plus eux-mêmes. Qu’ils s’en moquent.
Mais ce qui a commencé par un préjugé et un désagréable complexe du colonisé s’est mué en prise de conscience.
Ou plutôt, il a bifurqué.
Claude Simard, le doyen de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, même s’il n’attendait pas mon appel, m’attendait pourtant avec une brique et un fanal.
S’il se souvenait du papier assassin que j’ai écrit à propos des étudiants de sa faculté (L’École des nuls, février 2003), il n’en a d’abord rien dit, se contentant de me soumettre une implacable thèse: les nouveaux enseignants sont les héritiers de notre système d’éducation. Ils sont aussi le miroir de notre société. Et surtout, a-t-il insisté: cessons de dévaloriser la profession!
Sauf que c’est plus fort que moi, Monsieur Simard. Dans mon esprit plutôt étroit, un prof devrait être une sorte de mutant, quelque part entre sœur Marguerite, qui m’enseignait en deuxième année, le père de Marcel Pagnol, fier et strict, et Alain Roy, un gars franchement sympathique, mais ferme, qui est presque parvenu à me faire aimer les mathématiques.
Dans le meilleur des mondes, je voudrais des profs assez pédagogues pour comprendre que la pédagogie n’est pas une finalité, et ainsi montrer aux élèves que la littérature peut vous vriller l’estomac comme un épisode de Jackass, peut être aussi tendre qu’une mère, mais pas nécessairement plus complexe que le dernier volet de la série du jeu vidéo Final Fantasy.
Mais on ne peut pas aller à l’envers de tout un climat social, m’a rappelé le doyen Simard.
Par climat social, il entendait sans doute les parents. Ces imbéciles heureux qui veulent voir leurs enfants réussir à tout prix. Même à celui de voir une société adopter la pointe de tarte et le nuage gris comme système de notation.
Et si les chiffres leur font peur, imaginez les mots.
En fait, les profs, s’ils en veulent, méritent tout mon respect. Surtout parce que je n’aurais pas le courage de faire leur job au salaire et dans les conditions de misère qu’on leur impose. Parce que je ne pourrais souffrir la rigidité syndicale qui n’est pas de nature à encourager le dépassement, alors encore moins à assurer une amélioration d’un système qui mériterait qu’on contrôle la qualité de l’enseignement (en plus d’y injecter des moyens, du personnel, du matériel). Et puis je me ferais sans doute virer après quelques jours pour avoir pété la gueule d’un p’tit con de 17 ans qui m’aurait menacé comme il menace sa mère, sa sœur, son père et ses amis.
Le problème, pour revenir à mon idée de départ, c’est que malgré tout l’optimisme et la lucidité qui habitent Claude Simard, je n’ai pas trouvé l’ombre d’une piste pour nous sortir de ce bourbier idéologique que constitue la place de la culture dans l’éducation.
Contrairement à cet homme qui, lui, garde espoir et tente de jeter des ponts de part et d’autre d’un fossé qui s’élargit chaque jour, je ne vois rien d’autre qu’une grande noirceur où des profs avancent à tâtons au bord du précipice, souvent bien malgré eux, puisqu’ils sont eux-mêmes les fruits de cette éducation approximative.
Et inutile de chercher un interrupteur pour éclairer leur parcours, ou au moins, celui de ceux qui suivront. Le ministère de l’Éducation et les parents d’élèves ont sans doute la main plaquée dessus.