Parcelle d'Holocauste : 70663
Société

Parcelle d’Holocauste : 70663

Lorsqu’on lui demande ce que signifie ce chiffre tatoué sur son bras gauche, Liselotte Ivry raconte parfois à la blague qu’il s’agit de son numéro de téléphone. D’autres fois, elle raconte la véritable histoire.

LISTANY/PILSEN

C’est à Listany, un petit village de la région de Bohème en Tchécoslovaquie, que Liselotte Ivry naît en 1925. Dans une famille juive établie là depuis trois générations. Elle ne connaîtra pas son père, qui décède alors qu’elle n’a que trois ans. Sa mère, propriétaire du magasin général, l’élève donc seule, avec son frère. Dès l’âge de 6 ans, lorsque sa mère doit s’absenter du magasin, c’est Liselotte qui tient boutique. "Très jeune, ma mère m’a appris à être indépendante. Ce qui me servira grandement plus tard dans ma vie…"

À 12 ans, Liselotte doit quitter son village pour poursuivre ses études. Elle va étudier à Pilsen, une ville non loin de son village natal, où elle est hébergée dans une famille d’accueil. Plus jamais plus elle n’habitera avec sa mère. Nous sommes en 1937. "En Allemagne, un type du nom d’Adolf Hitler avait eu l’idée de devenir empereur d’Europe." Depuis 1934, celui qui se fait désormais appeler Führer multiplie les mesures d’exclusion contre les non aryens. Les lois raciales de Nuremberg entrent en vigueur en novembre 1935 et retirent aux juifs d’Allemagne leur droit à la citoyenneté allemande. Les soldats, les fonctionnaires et les médecins juifs doivent démissionner. Bien sûr, ces mesures préoccupent aussi les juifs à l’extérieur de l’Allemagne.

En Tchécoslovaquie, les événements se précipitent à partir de septembre 1938. Après les accords de Munich, Hitler réussit à démembrer le petit pays afin d’annexer à l’Allemagne les régions à forte concentration allemande (les Sudètes). Au pays de Liselotte Ivry, c’est l’instabilité la plus complète. En mars, Hitler a déjà envahi l’Autriche sans résistance. En Tchécoslovaquie, on craint le pire. La famille de Liselotte se réfugie à Pilsen, chez des connaissances. Liselotte vivra chez une tante et continuera, malgré tout, à aller à l’école.

Le 15 mars 1939, alors que Liselotte quitte l’école pour l’heure du dîner, elle voit la rue principale être envahie par les troupes allemandes et les chars d’assaut. La population avait reçu l’ordre de ne pas résister. Deux jours plus tard, la Tchécoslovaquie n’existe plus. Sitôt arrivés, les Allemands placardent les murs de panneaux indiquant les nouvelles règles imposées aux juifs. Interdiction aux juifs de marcher sur le trottoir, d’écouter la radio, d’aller au concert, de posséder des fourrures, des bijoux, des pianos, etc.

Dans ce contexte, Liselotte commence à fréquenter une école juive. Adolf Eichmann, celui qu’Hitler avait chargé de la question juive, permet alors aux Juifs de quitter le pays s’ils réussissent à trouver une terre d’accueil. "Déjà en 1938, ma mère avait fait des demandes pour immigrer au Canada. Nous avions un oncle qui vivait ici. Mais le Canada ne nous a jamais délivré de visa. Les seuls pays qui auraient pu nous prendre étaient la République Dominicaine, Cuba, quelques pays d’Amérique du Sud (à condition de se convertir au catholicisme) et les États-Unis qui en ont pris quelques-uns." La famille de Liselotte ne trouvera jamais de pays d’adoption. "Eichmann a dû imaginer un moyen de se débarrasser de nous. Il a donc trouvé la ville de Térézin."

TÉRÉZIN

Jadis une ville fortifiée qui avait servi de prison pour les opposants à la monarchie des Habsbourg, au début du XIXe siècle, Térézin devient, pendant la Seconde Guerre mondiale, une façade, une diversion destinée à montrer au monde à quel point les Nazis traitent les juifs avec "humanité". Quand la Croix-Rouge est invitée à constater les conditions de vie des juifs qui y sont confinés, elle n’y voit d’ailleurs que du feu. La mascarade fonctionne à merveille. Et détourne l’attention internationale de l’horreur qui sévit déjà dans les camps de concentration. Lorsque Liselotte Ivry y débarque en 1942, déjà 43 000 personnes y sont parquées. "C’était comme un petit État. Il y avait un gouvernement, des ministres, une police tchèque, des boulangeries et plusieurs hôpitaux. Nous avions aussi un opéra et des magasins, où l’on vendait ce que les SS nous avaient volé à notre arrivée. Tout le monde travaillait." Au début, seuls les juifs de Tchécoslovaquie sont amenés à Térézin. Par la suite, d’autres viendront d’Autriche, d’Allemagne, de Hollande, du Danemark…

La vie au ghetto n’est pas des plus joyeuses. Plusieurs habitent des chambres où s’entassent parfois jusqu’à 30 personnes. "Les jeunes tentaient bien de demeurer positifs, mais les vieux étaient désespérés." Les morts se comptent par dizaine. "Chaque matin, nous voyions des cercueils en sortant." Dans cette cité surréaliste où la vie fait semblant de suivre son cours, un mystère demeure. Sans cesse, des gens arrivent, et d’autres partent… Pour aller où? Personne ne le sait. Pas même ce juif à qui les SS ont confié la mission de choisir ceux qui doivent partir. "Le 15 septembre 1943, ma mère a été appelée. Mon frère est venu me voir pour me dire qu’il ne voulait pas la laisser partir seule. Alors, il est parti avec elle, en tant que volontaire. Trois mois plus tard, j’ai reçu moi-même un avis m’indiquant que je devais prendre le train le 15 décembre 1943. Le train partait durant la nuit et arrivait à destination à l’aube…"

AUSCHWITZ

Les portes de l’enfer, ce sont les portes du train qui s’ouvrent à Auschwitz (Pologne), où les Nazis ont érigé leurs pires camps de la mort. Le plus vaste d’entre eux, Birkenau, comptera quelque 90 000 détenus en 1944. Entre 1940 et 1945, les victimes d’Auschwitz sont estimées entre 1 000 000 et 1 500 000. C’est là que Liselotte Ivry pose le pied en ce matin glacial de décembre 1943. "Je me souviens très exactement du moment où les portes du train se sont ouvertes. Nous entendions hurler "Sortez! Sortez!". Il y avait des SS avec leurs chiens et de jeunes hommes portant des pyjamas rayés." Arrivée à Birkenau, Liselotte reçoit son tatouage sur le bras: "70 663". Désormais, c’est le numéro qu’elle portera et qui deviendra son nouveau nom. 70 662 femmes prisonnières avaient été ainsi numérotées avant elle. Les femmes sont transportées par la suite au "sauna". "Les SS utilisaient toutes sortes de noms amusants. Il s’agissait d’un bain, mais ce sauna était le même endroit, la même chambre où ils tuaient les gens." Cette fois-là, par contre, c’est à une douche ordinaire qu’elles ont droit. " On nous a fait déshabiller, il y avait un banc où l’on devait déposer nos sous-vêtements. Le reste, les SS l’emportaient."

Ses jours au camp de la mort, Liselotte s’en souvient comme s’il s’agissait d’un rêve. Un mauvais rêve. "Cela semblait tellement irréel de penser que des gens puissent faire de telles choses." Elle loge dans le camp familial BIIb de Birkenau, celui où l’on enferme les juifs en provenance du ghetto de Térézin. Sa mère et son frère s’y trouvent aussi. À Birkenau, il y a un camp de quarantaine pour les malades, un camp pour les hommes, un camp pour les Tziganes, un camp pour les femmes…

"La plupart du temps, nous passions notre temps dehors, en rang, à attendre d’être comptés. On nous comptait une fois le matin et une fois l’après-midi." Peut-être 10 000 personnes se trouvent alors au camp. "Nous devions nous tenir debout en rangée de 5, pendant que les SS nous comptaient. Les morts, qu’ils mettaient à l’arrière, devaient aussi être comptés. Après quoi, ils allaient dans leur bureau et comparaient les résultats du comptage avec leur liste. Si nous étions chanceux, le compte était bon. Mais souvent, ils faisaient des erreurs et devaient recommencer le comptage."

"La chose la plus importante lorsqu’on est dans une telle situation, est de rester propre. Notre corps est notre château. Alors, nous nous lavions chaque matin. En nous gardant propres, nous conservions notre humanité." À Birkenau, Liselotte Ivry est témoin de scènes épouvantables. "Les cheminées fumaient sans arrêt. L’odeur était insoutenable. De jeunes hommes de Pologne venus réparer les toits de nos baraques nous avaient raconté ce qui se passait dans l’autre camp." Liselotte a aussi entendu certaines histoires qui rappellent que, malgré l’horreur, les camps de concentration demeurent une création de l’homme. Et aucun homme ne peut être totalement mauvais… Elle se souvient de ce jeune SS, Viktor Spechtek, qui a aidé un juif à s’évader en lui prêtant des vêtements de SS. "Différentes versions de cette histoire existent, l’une d’elles dit que le juif s’est par la suite rendu en train à Térézin pour raconter aux gens ce qui se passait en Pologne: le camp de concentration, les chambres à gaz, et tout. Mais là-bas, personne ne l’a cru." Spechtek, lui, est revenu à Auschwitz. "Il était amoureux d’une jeune fille juive et voulait la délivrer elle aussi. Mais ils l’ont attrapé, et l’ont tué. Il avait 21 ans."

Les jours passent. Longs et pénibles. Malade, la mère de Liselotte décède le 4 janvier 1944. Une délivrance lorsqu’on sait le sort qui l’attendait. "Le 8 mars, les SS ont appelé tous les gens qui étaient arrivés au camp le 15 septembre 1944. Pendant la nuit, ils les tuaient tous." Son frère fait partie du lot. Pendant la nuit, on les transporte en camion vers la chambre à gaz. "D’où nous étions, nous pouvions les entendre chanter l’hymne national tchèque et l’hymne juif." Cette nuit-là, les Allemands éliminent 3900 juifs de Tchécoslovaquie.

En juin 1944, les troupes alliées débarquent à Rome et en Normandie. Peu après, les Allemands réquisitionnent des prisonniers en assez bonne forme pour réparer les dommages causés aux villes allemandes. À Birkenau, le tristement célèbre Dr Mengele, faisant partie des médecins maudits d’Auschwitz, sélectionne donc les détenus aptes au travail. "Nous étions en ligne, devant lui, complètement nus et il inscrivait nos noms." Liselotte Ivry est choisie. Les élus quitteront le camp familial BIIb en juillet 1944 pour se rendre au camp des femmes, toujours à Auschwitz. En transit là quelque temps, elles sont ensuite appelées pour prendre le train pour quitter le camp. "Sortir d’Auschwitz, c’était comme naître à nouveau!"

HAMBOURG

Le 7 juillet 1944, Liselotte Ivry et d’autres rescapés d’Auschwitz arrivent à Hambourg. "Nous étions environ 500. Les Allemands nous ont mis dans un ancien entrepôt de tabac. La nuit, il y avait des raids aériens terribles. C’était la saison des bombes à Hambourg." Les prisonniers sont là pour travailler, nettoyer la ville, rebâtir les murs détruits par les bombardements. "Nous dormions très peu. Nous étions comme tes morts-vivants." À Hambourg, il y a des prisonniers de guerre provenant de partout. Des Français, des Russes et même des Italiens! On les transfère bientôt en banlieue de la ville, pour fabriquer des briques. Le travail forcé dure huit mois. Un jour, en rentrant au camp, un raid aérien tourne au drame. "La sirène s’est mise à retentir. Un bombardement s’en venait. Le soldat allemand qui nous guidait ne pouvait pas nous faire entrer à l’intérieur de notre baraque parce que nous devions attendre le SS sensé nous compter. Et les bombes se sont mises à tomber. Le soldat allemand a été tué et la jeune fille à côté de moi aussi. Je ne sais combien de jeunes filles sont mortes ce jour-là. Nos baraques étaient détruites."

Il a donc fallu trouver un autre endroit pour loger les survivants. Après quelques recherches, les SS décident finalement de les transporter, par train, au camp de Bergen-Belsen. "Nous sommes arrivés pendant la nuit. Et là, c’était le pire du pire."

BERGEN-BELSEN

" C’était horrible… Ils nous ont mis dans des baraques. Il n’y avait pas de bancs, pas d’eau, pas de toilette. Et presque pas de nourriture. Les gens mouraient de la typhoïde, propagée parmi les détenus à cause des poux." Non loin de la baraque de Liselotte, se trouve une jeune fille gribouillant des notes dans son journal. Anne Frank. "Je ne l’ai jamais connue, ni jamais vue. Mais je sais qu’il y avait là des Hollandais."

Près de leurs baraques se trouve une large tente. Énorme. Personne ne sait ce qu’elle abrite, jusqu’au jour où les Allemands demandent aux détenus de s’y rendre. Il y avait là des piles et des piles de corps. "Ils nous ont demandé de sortir les corps et de les enterrer plus loin."

Nous sommes en février 1945 et les Allemands, sentant la soupe chauffer, cherchent à effacer les traces de leur massacre. Les détenus de Bergen-Belsen doivent donc transporter les centaines de cadavres vers une fosse pour les enterrer. Peu après, les SS désertent le camp et sont remplacés quelque temps par des soldats hongrois. Lorsque ces derniers aussi abandonnent le camp, il n’y a plus personne d’autre que les détenus à Bergen-Belsen. Tous les prisonniers sont malades. " Certains se promenaient autour, erraient." Comme des zombies. "Très peu d’entre nous pouvaient encore marcher. Moi, je marchais toujours. Il y avait une baraque remplie de marchandises. Je me suis trouvé un manteau de cuir et des pantalons. J’ai pu me débarrasser des poux parce que j’ai changé de vêtements."

Le 15 avril 1945, un char d’assaut se présente à la porte de Bergen-Belsen. "C’était les britanniques qui venaient nous libérer." Bergen-Belsen est le premier camp que les britanniques libèrent. "Ils ne pouvaient pas croire ce qu’ils voyaient. J’ai été une des dernières personnes à sortir parce que j’étais toujours capable de marcher. Et j’ai commencé à travailler immédiatement. Dans la cuisine, à Bergen, où les survivants du camp de Bergen-Belsen étaient soignés." Là, elle commence sa nouvelle vie. Elle voit Guilda au cinéma, avec Rita Hayworth, au bras d’un soldat. Elle écrit aussi une lettre à son oncle, au Canada. Celle-ci sera la première provenant d’une survivante des camps de concentration à arriver au Canada. Elle sera même publiée dans le journal.

Mais Liselotte Ivry n’a jamais voulu rester en Allemagne. Avec des personnes rencontrées à Bergen, elle peut traverser l’Allemagne dans un petit camion et revenir en Tchécoslovaquie. Sans passeport à la frontière, les sans-papiers entonnent l’hymne national tchécoslovaque pour prouver leur citoyenneté. En transit à Prague, Liselotte rencontre par hasard les parents d’un garçon qu’elle avait connu à Auschwitz. Et qui n’en était jamais ressorti. "Ses parents m’ont dit: "Tu n’as plus de famille et nous avons perdu notre fils, pourquoi ne viens-tu pas vivre avec nous?"". Mais Liselotte ne veut pas rester en Europe, mais immigrer au Canada, où demeure son oncle. Elle étudie l’anglais pendant un an et demande son visa. Celui-ci ne viendra que quatre ans plus tard. En juin 1949, Liselotte Ivry débarque à Montréal.

MONTRÉAL

Liselotte Ivry s’est mariée, a eu deux enfants, cinq petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants. Elle a enseigné pendant quelques années l’art pour les enfants d’âge préscolaire. Aujourd’hui, à 79 ans, la grande dame consacre beaucoup de son temps au bénévolat, notamment auprès du Musée commémoratif de l’Holocauste à Montréal. Elle donne des conférences auprès des jeunes. Dans ses temps libres, elle fait aussi la conversation avec des immigrants nouvellement reçus afin de les aider à apprendre l’anglais.

Montréal compte entre 5000 et 8000 survivants de l’Holocauste. Ce qui en fait la troisième ville au monde où l’on trouve la plus forte concentration de survivants. Liselotte Ivry, elle, ne se considère cependant pas comme une survivante, mais comme une témoin de l’Histoire. Et même si son histoire, elle l’a déjà racontée des centaines de fois, elle continuera de le faire aussi longtemps qu’elle le pourra. "Lorsque ma génération sera éteinte, il n’y aura plus personne à qui demander. Alors, je tente de raconter mon histoire à autant de personnes que possible. Parce qu’il y a encore tant de gens qui soutiennent que tout ça est faux. Que tout ça n’est jamais arrivé…"

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DÉSESPOIR ET ESPOIR: LA VIE À TÉRÉZIN VUE PAR LES YEUX DES ENFANTS

Le Musée commémoratif de l’Holocauste à Montréal (5151, ch. de la Côte-Ste-Catherine) présente, du 15 au 28 octobre, une exposition de dessins d’enfants réalisés au ghetto de Térézin pendant la Seconde Guerre mondiale. Une partie de l’exposition se transportera par la suite au Musée McCord (690, rue Sherbrooke Ouest) du 2 au 7 novembre, alors que le documentaire Hidden Heroes, racontant le sauvetage de juifs en Hollande, sera présenté le 4 novembre.