Société

Ennemi public #1 : De l’anti-américanisme

Vous n’aimez pas les États-Unis? Pire encore, vous croyez que c’est un pays magnifique, mais qu’il est peuplé d’imbéciles?

L’Allemagne sans Allemands, c’est mieux aussi, non? Et la France sans Français, tant qu’à faire? Mais là, j’ai l’impression de vous prendre par les sentiments. Les plus bas. Je vous dis ça comme ça, mais moi, un Québec sans Québécois, je ne cracherais pas là-dessus non plus… Pas vous?

Blague à part, le monde n’est pas un Club Med où les corps offerts en pâture n’auraient d’autre patrie que celle de l’exotisme sexuel. Encore moins une agora de penseurs à ciel ouvert. Et les cons, si vous n’aviez pas remarqué, y sont partout légion.

L’Amérique sans Américains, c’est une montagne russe sans électricité. C’est un parc d’attractions sans techniciens, sans employés, sans musique, mais surtout, sans public. Autant dire que c’est une nature morte.

Personnellement, j’aime les États-Unis parce qu’on y cultive les pires horreurs, mais surtout leur contraire. Parfois même chez une seule personne.

Comme Dave, sympathique redneck du Massachusetts, amoureux de Québec et descendant d’exilés du textile que j’ai rencontré quelques fois par l’entremise de mon pote Yann. Un type qui peut vous parler d’une chanson de Paul Simon avec émotion, la larme à l’œil, puis du même souffle, vous confier qu’il votera pour Bush aux prochaines élections, régurgitant les idées les plus obscènes de la droite états-unienne.

J’aime donc les États-Unis pour ses terrifiantes horreurs, mais surtout, comme je le disais, parce que ces horreurs produisent toujours leur contraire.

Et leur contraire, c’est Bob Dylan, Paul Auster ou les frères Coen. C’est Don DeLillo, Johnny Cash ou Outkast. C’est Rage against the Machine, Bret Easton Ellis, Francis et Sofia Coppola, les Beastie Boys, Miles Davis, Curtis Mayfield, Charlie Kaufman ou Woody Allen. C’est Ernest Hemingway ou Charles Bukowski. C’est même parfois Clint Eastwood ou James Brown.

Et c’est aussi Philip Roth, auteur de génie qui dissèque l’Amérique pour en exposer les contradictions et auquel on doit entre autres La Tache (dont on a fait un très mauvais film), La Contrevie, Une pastorale américaine (gagnant d’un Pulitzer), et dont on a tout récemment traduit le roman La bête qui meurt et l’essai Parlons travail.

Dans sa toute dernière fiction, intitulée The Plot against America, Roth imagine ce qu’il serait advenu des États-Unis si, lors des élections de 1940, Charles Lindbergh, célèbre aviateur séduit par la mystique aryenne d’Hitler, s’était présenté contre Roosevelt, et l’avait battu. Suit un pacte de non-agression avec l’Allemagne, puis la persécution des Juifs américains… Et aussi, la défaite de l’Europe.

Si l’auteur refuse qu’on y voie un roman à clef lui permettant d’exposer ses propres incertitudes devant les lendemains d’une très probable victoire de George W. Bush le 2 novembre prochain, il est pourtant difficile de faire autrement. "C’est atroce, confiait Roth en entrevue au magazine Nerve à propos du succès actuel des républicains. De toutes mes déceptions politiques à ce jour, c’est la pire. C’est la pire parce qu’on peut, et en même temps on ne peut pas, imaginer les conséquences."

Imaginer. C’est ce que tout le monde fait par les temps qui courent. Calculer les probabilités, les conséquences. Fabuler.

Côté prédictions, et pour revenir aux États-Uniens, l’historien Emmanuel Todd, en entrevue avec Bazzo l’autre matin, disait quant à lui croire que le reste de la population mondiale qui manifeste toujours de la sympathie pour le peuple américain (z’avez vu le sondage, sans doute) risquait cependant de voir dans l’éventuelle élection de Bush un plébiscite qui lui rendrait ce même peuple nettement moins sympathique.

J’irai dans le même sens. Comme eux, j’aime les États-Unis et ceux qui y vivent, dans toute leur splendeur trash et leur démesure. Mais comme eux aussi, je crains qu’ils ne me déçoivent une fois de trop, qu’ils ne trahissent mon affection. Puis, comme Roth, je n’ose imaginer le pire, alors qu’en même temps, la lucidité commande qu’on l’envisage.

Je me pose donc la question: et si ce pays perdait pied et basculait dans la folie, pourrais-je le lui pardonner?

"Who cares about what you feel?" répondrait sans doute Dave, me défiant du haut de cette arrogance toute états-unienne qui me fascine et m’horripile à la fois.

Et sans doute que je me dirais que c’est pas grave. Que malgré cela, je l’aime pareil.

Pour l’instant.