Talk to me : Foules sentimentales
Société

Talk to me : Foules sentimentales

A New York deux originaux combattent la solitude et l’anonymat des mégapoles avec une simplicité désarmante

Samedi 2 octobre, Bryant Park, un joli square au centre de Manhattan. Un homme d’une trentaine d’années s’approche d’un autre, plus jeune. "Salut Josh!" lance-t-il. S’ensuivent poignée de main et hilarité. Deux amis de longue date qui se retrouvent. Puis, le plus jeune se penche et observe attentivement l’étiquette affichée sur la chemise de l’autre. "Alors toi, c’est?… Ah! Richard!" L’autre acquiesce, jovial. Sur sa chemise, on lit une information et une requête: "My name is Richard. Talk to me."

En réalité, Josh et Richard ne se sont jamais rencontrés auparavant. D’ailleurs, le seul élément commun liant toutes les personnes présentes à l’événement est bien celui-ci: nul ne connaît les autres. La plupart se retrouvent en cet endroit par suite d’une discussion anodine, un beau jour, au bord d’une rue new-yorkaise.

Une banderole où est inscrite l’expression "Talk to me" s’étend au-dessus des marches qui séparent le square de la rue. Plus loin, une longue table accueille les invités, qui se voient distribuer une étiquette ainsi qu’une feuille comportant des indications telles que "parlez à qui vous voulez" ou "parlez de ce que vous voulez".

Reste l’outil indispensable. Un mouchoir rouge à piocher dans un grand panier. "À secouer frénétiquement si votre interlocuteur s’engage dans un monologue qui tue", m’explique-t-on.

Un homme d’une vingtaine d’années colle un "Talk to me" au dos de sa chemise et engage la conversation avec une jolie femme au décolleté plongeant. Une dame âgée dépose ses courses par terre, souffle et entame un dialogue avec une nouvelle amie. Plus loin, une jeune fille applique sur sa botte l’étiquette comportant son nom. Dans l’élan, elle en plaque une sur le dos de son chien minuscule.

Ray Kalr, 57 ans, fait le tour puis s’installe tout seul sur une chaise. "J’ai lu l’annonce de cet événement dans un journal local. Je pensais que c’était organisé par des hindous", explique cet ingénieur en mécanique d’origine indienne. "Là, j’ai décidé de m’asseoir à l’écart pour voir si quelqu’un viendrait me parler."

Wendell, un Américain d’origine africaine, sans-abri, sans âge et sans nom de famille, habillé en polichinelle, raconte à qui veut bien l’écouter qu’il est à l’origine du style vestimentaire rapiécé. "Ce que je porte là, c’est mon uniforme. J’ai cousu ensemble tout ce que j’avais." Il s’époumone: "Et puis, il y a le gars, là, dans la mode, il a volé mon style et il le présente comme une œuvre d’art partout dans le monde!"

Personne ne s’étonne. Nous sommes à New York. C’est ici qu’est né Talk to me, concept lancé par Elizabeth Barry et Bill Wetzel. L’idée est simple: adopter les passants, apprivoiser les inconnus. Pourquoi? Toute la magie réside là – pour aucune raison apparente. La recette, elle, est vieille comme le monde: faire parler les gens.

QUI ÊTES-VOUS? PARLEZ-MOI

Rendre les New-Yorkais moins taciturnes, plus amicaux? Mission impossible? Bill et Liz, respectivement âgés de 24 et de 26 ans, s’y acharnent depuis juillet 2002.

L’idée leur vient après une longue promenade qui, fin 2001, les mène à pied de New York City à Washington, D.C. Dix-sept jours de marche, de camping et d’innombrables rencontres fortuites. "Cette aventure a radicalement changé la manière dont je me voyais vivre dans ce monde, explique Liz. De retour, nous avons cherché à donner suite à cette expérience." Bill, originaire du New Jersey, abandonne l’université après tout juste un an d’études et annonce à ses parents qu’il va faire un peu de "camping urbain". Liz le rejoint de la Caroline du Nord, où elle s’occupait de jardins communautaires, et tous deux s’installent à New York – dans la rue.

Et les voilà à l’assaut de la ville, armés d’une pancarte ornée de trois mots, "Talk to me", qui en déclenchent des millions d’autres. Des propos tantôt candides ("Vous pouvez m’aider à trouver un mari?"), tantôt ironiques ("Si vous parlez à vos parents, dites-leur qu’une certaine Jeanne prie pour eux, pas pour vous"), et qui, parfois, attisent les passions ("Moi? J’aimerais balancer cette pancarte et vous buter tous les deux.").

Pour Bill et Liz, peu importe la réponse. Ce qu’ils veulent, c’est délier les langues et faire déferler les pensées. "Au début, les gens croyaient que nous vendions quelque chose, que nous avions une idée derrière la tête, explique Bill. Maintenant, ils nous voient comme une occasion de bavarder sans ordre du jour prédéfini."

L’expérience semble valoir à ses instigateurs bien des défis. Bill et Liz dorment sur les toits ou à Central Park. Leurs maigres économies disparaissent rapidement et ils subsistent alors grâce à un budget quotidien de 7 $, fourni par une vieille dame séduite par leur projet. Au fil des rencontres, on leur offre des douches, des séances de cat-sitting et de house-sitting, et même une place au sein d’une famille durant quelques jours l’hiver dernier.

Transformer le trottoir en salon de thé, c’est satisfaisant pendant un temps. Mais durant l’hiver – froid oblige -, Bill et Liz poussent le projet plus loin: dans le métro, à Carnegie Hall, dans les foyers de personnes âgées. Ils tentent même – en vain – d’accéder à la cafétéria du pénitencier de Rikers Island.

Qu’est-ce qui obsède les deux amis? Une fascination pour l’histoire personnelle de chacun? Ou bien s’agit-il d’une mission sociale altruiste? "Les gens lisent les journaux et s’inquiètent de ce qui se passe dans les pays lointains. Ne serait-il pas plus humain de regarder son voisin dans les yeux, de lui demander d’où il vient, ce qui se passe dans sa vie?" demande Liz. Bill, quant à lui, estime qu’il est bien plus enrichissant d’écouter les gens parler de leur vie que d’aller au cinéma ou que de lire des livres.

L’initiative a ses adeptes. "Parler avec les gens de Talk to me m’a rappelé l’époque où je décrochais le téléphone et lançais une invitation à souper pour le soir même", confie Janusz Jeworsky, 31 ans, gestionnaire artistique installé à New York depuis peu de temps. "Ça m’a encouragé à redevenir plus spontané."

"Nous voulons enrichir les quartiers d’une présence communautaire", raconte Bill, qui estime que le projet Talk to me devient "de plus en plus efficace". Bill et Liz maintiennent une liste de leurs connaissances et mettent en contact les personnes qui habitent le même quartier.

Dans une ville connue pour sa capacité à aliéner les individus, où la solitude en touche plus d’un, ce type d’action s’apparente à la navigation d’un frêle voilier sur un vaste océan. Mais Liz et Bill ont confiance: "On a juste lancé une idée, créé une occasion de rencontre. Et les gens s’y mettent." L’année dernière, une jeune femme enceinte dont la famille se trouvait en Afrique a prié Bill de la soutenir lors de l’accouchement. Chose faite. Et, rappelle Bill, grâce à Talk to me, une jeune fille française a trouvé l’amour à New York.

CE N’EST PAS CE QUE J’AVAIS EN TÊTE POUR MON FILS

L’invitation à la soirée en plein air Talk to me est lancée par courriel. Le succès de l’événement est palpable rien qu’à observer l’enthousiasme des participants de la fête de Bryant Park. Ça fonctionne à merveille étant donné qu’il n’y a pas un millilitre d’alcool, pas une note de musique. Vers la fin de l’après-midi, de fines gouttelettes de pluie dispersent les groupes, qui se reforment, dans des configurations toujours différentes, sous les parasols du square.

Certains, tels que Ian Marsh, 17 ans, s’avouent timides et conviennent qu’une soirée telle que celle-ci facilite les interactions. "J’ai discuté avec un joueur de bridge professionnel!" annonce-t-il, ravi. Marianne, une retraitée vêtue de rouge, qui se qualifie de "personne globalisée" et qui refuse de donner son nom et son âge, voit les choses autrement: "Timide? Personne n’est timide ici, nous sommes tous des extravertis. C’est bien pour cela qu’on se retrouve comme ça entre inconnus!"

David Geshwin, 52 ans, représentant en propriété industrielle, circule à son aise. "On peut parler à toutes les personnes qui sont ici parce qu’elles ont elles-mêmes un jour décidé de s’arrêter et de parler à Bill et Liz." Est-il venu en ayant en tête des thèmes particuliers à aborder? "Du tout, je suis venu parce que c’est probablement le seul endroit à New York où je peux rencontrer des gens et leur parler sans avoir à tenir un verre à la main. C’est une performance d’art!"

Jérôme Bongard, 33 ans, Français de passage à New York, demande avec un anglais écorché: "Wouat iz appening ear?" Il écoute avec intérêt avant de répondre: "Beau projet. On devrait faire ça en France aussi." Il ne souhaite pas prendre part à la discussion pour autant. "Mon anglais n’est pas suffisamment bon et puis… je sais pas si les Français sont bien vus ici…" Mais il insiste avant de partir: "Vous féliciterez les organisateurs de ma part."

Plus loin, un homme multiplie les photos. C’est Bill Wetzel père, venu du New Jersey pour soutenir son fils. Lorsque je lui demande ce qu’il pense de tout cela, il se renfrogne légèrement: "Vous n’avez pas d’enfants? Eh bien, vous comprendrez un jour. Je suis fier de voir qu’il ait survécu dans cette ville, qu’il ait mis un événement comme celui-ci sur pied. Mais ce n’est pas tout à fait ce que j’avais en tête pour mon fils. Chaque jour où il continue dans cette voie est un jour de plus où il se refuse à être autosuffisant, à affronter la réalité." Il avoue ne pas comprendre ce qui motive son fils. "Je suis ingénieur. Je sais comment fonctionnent les machines, mais je ne comprends pas grand-chose aux gens. Si vous comprenez, j’aimerais bien que vous m’expliquiez."

À CHAQUE JOUR SON PESANT DE MOTS

Le pourquoi du comment, Bill et Liz ne s’y attardent pas. Ils se gardent bien aussi de faire des plans trop élaborés. En novembre, ils vont enfourcher des vélos, pédaler vers le sud du pays avec l’inscription "Talk to me" sur le dos et mettre ainsi d’autres villes à l’épreuve. "Nous serons de retour peut-être l’été prochain ou peut-être plus tard. Tout dépend de la manière dont le projet sera accueilli." Ce mode de vie, sans lendemain, est incompréhensible pour beaucoup, mais pour Bill et Liz, il trouve son sens dans la nature même du projet. "Tant que nous avons cette inscription en face de nous, il est impossible de penser et de vivre dans un autre temps que le présent, dit Bill. Nos parents pensent que tout cela n’est pas raisonnable. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, nous sommes fixés dans le présent."

Wendy Wetzel, mère de Bill, arbore un t-shirt sur lequel on lit "Talk to me". Assise loin de la foule, elle me confie: "Il a débarqué un jour à la maison avec cette pancarte et nous a expliqué ce qu’il faisait. C’est étrange, on pensait qu’il était timide. Mais non, il parle à des milliers d’inconnus. Pourtant, nous, il ne nous parlait pas beaucoup."