Crawford, patrie de G.W. Bush : Home is where the hate is
Société

Crawford, patrie de G.W. Bush : Home is where the hate is

À Crawford, dans le Nord du Texas, le maire et le rédacteur en chef du journal local vont voter contre le plus célèbre de leurs concitoyens. Sortez vos pétoires.

Âgé de 61 ans, Robert Campbell est maire de Crawford depuis 1998. Ce pasteur méthodiste ne gagne pas un rond à servir ses concitoyens. Qu’importe, il partage son temps entre l’hôtel de ville où il se rend chaque matin et l’église où il passe ses après-midi. Fervent croyant, M. Campbell n’a cependant pas la foi en le plus illustre de ses 735 concitoyens, W. Bush, qui s’arrête parfois au Coffee Station, le petit restaurant de Crawford, avant de se rendre à son ranch de 1600 acres non loin de là.

Démocrate, M. Campbell votera pour John Kerry mardi prochain, tel qu’il l’a annoncé publiquement. "Les gens ont bien accepté mon choix. Je leur ai fait comprendre que c’est un choix personnel qui n’a rien à voir avec mon travail de maire. Ce sont surtout des gens de l’extérieur de Crawford qui m’ont demandé pourquoi je voterais Kerry, mais ce n’est pas de leurs affaires."

Leon Smith, rédacteur en chef du Lone Star Iconoclast, le journal local, tournera lui aussi le dos à Bush. Il a fait part de ses intentions dans un éditorial le 29 septembre. Mal lui en prit. Contrairement au maire Campbell, M. Smith essuya aussitôt une rafale d’insultes, de courriels haineux, en plus de recevoir des menaces. De 250 visites par jour, le site Internet du journal est passé à 6496… "À Crawford, 80 % des gens sont républicains. Avant le fameux éditorial, nous vendions 920 copies; tout de suite après, nous chutions à environ 400. Dès la parution du journal, le téléphone s’est mis à sonner. Des gens appelaient pour nous insulter, hurlant au téléphone et nous traitant de bande d’idiots ou d’autres trucs du genre. Plusieurs annulaient leur abonnement. Des commerces nous ont avisés qu’ils ne vendraient plus notre journal."

Pour mettre fin à la rumeur voulant que Kerry ait le soutien de la ville, 128 citoyens ont acheté deux pleines pages de publicité dans un autre journal local pour témoigner de leur appui indéfectible au président Bush. "C’est comme si on avait giflé leur mère", confiait au New York Times Nathan Diebenow, qui a cosigné l’éditorial en question.

Vous avez pris une décision courageuse, sans égard à vos intérêts financiers… "C’est vrai en un sens, mais on a pris la décision que nous jugions la meilleure. On ne s’attendait toutefois pas à une telle réaction des gens", admet M. Smith.

M. Campbell ne peut se résigner à voter pour Bush, comme la majorité de ses concitoyens, avant toute chose parce qu’il a mené une guerre injustifiée. "Je n’étais pas pour la guerre en Irak. J’ai fait la guerre du Vietnam et j’ai une autre vision de ce que signifie être impliqué dans une guerre. Bush n’a jamais fait la guerre. Ce que j’observe, c’est que nous n’allons nulle part dans ce conflit. Et si je soutiens Kerry, c’est aussi parce que j’ai eu la chance de lui parler, contrairement au président. Les réponses de Kerry à mes questions, en ce qui concerne le rétablissement de nos relations avec nos alliés, entre autres, étaient satisfaisantes."

M. Smith explique que le journal a choisi de soutenir Kerry parce que Bush a effectué de grosses coupures en matière de sécurité sociale et dans l’assurance santé pour les pauvres, en plus d’avoir plongé le pays dans "une guerre hautement questionnable". "Quand un chef d’entreprise embauche un employé, il s’attend à ce qu’il soit honnête, travaillant et intègre. Cela devrait être la même chose dans le cas de quelqu’un qui va mener le pays. On a comparé les deux hommes à ce sujet et Kerry était meilleur."

Le Lone Star voulait pousser ses lecteurs à regarder au-delà des publicités télévisées avant d’arrêter leur choix, les forcer à s’interroger sur des enjeux de fond, poursuit M. Smith. "Tout ce qui se disait sur la campagne émanait des publicités télévisées. Le contenu n’y avait à peu près pas de place. Les candidats parlaient de choses dépassées, pas de l’avenir. On a donc voulu soulever quelques enjeux importants pour que nos lecteurs fondent leur décision sur du contenu. Kerry croit qu’il faut stimuler la croissance économique pour maintenir la sécurité sociale quand les changements démographiques arriveront. Nous sommes aussi pour la recherche sur les cellules souches, tout comme Kerry, alors que Bush est contre."

Mais c’est surtout en politique étrangère que le fossé entre les deux hommes est le plus grand. M. Smith croit fermement que Kerry pourra "redonner aux États-Unis leur dignité", comme il titrait son éditorial, en rétablissant de bonnes relations avec leurs alliés et le monde. Interrogé par des journalistes de nombreux pays européens depuis quelques jours, M. Smith estime que le dialogue doit être rétabli. "On doit travailler davantage avec nos voisins. Les journalistes auxquels j’ai parlé me disaient que leurs citoyens voulaient plus de coopération avec les États-Unis, mais de façon telle que ça ne les place pas dans une situation difficile."

Un vent de sympathie de partout au pays a soufflé sur le journal depuis le fameux éditorial, ajoute M. Smith. "Des gens ailleurs aux États-Unis qui ont aimé notre éditorial, qui a été repris dans plusieurs journaux au pays, ont décidé de s’abonner. Aujourd’hui, les gens nous aident et on a environ 1000 abonnés à l’extérieur de Crawford."

Au cours des dernières semaines, la petite ville a été l’objet d’une attention médiatique exceptionnelle, confie M. Campbell, et les gens rêvent surtout de retrouver leur rythme habituel. "Le citoyen moyen a hâte de pouvoir s’asseoir et relaxer. C’est devenu comme un cirque ici!"