Dieu, l’Amérique et Bush : Christ d’élections
Dans son livre La Dernière Croisade: Les Fous de Dieu version américaine, la journaliste Barbara Victor se penche sur l’influence grandissante de la droite chrétienne, qui pourrait assurer la réélection de Bush. Quand Dieu loge à la Maison-Blanche.
Le 3 février 2003, George W. Bush déclarait: "On ne peut pas être président de ce pays sans croire en Dieu et sans être convaincu que nous formons une seule nation sous les ordres de Dieu." Ce passage du dernier ouvrage de Barbara Victor, une journaliste américaine qui a couvert le Moyen-Orient pour le compte du réseau CBS et qui a interviewé, outre W. Bush, Bill Clinton, Yasser Arafat et Ariel Sharon, en dit long sur l’influence qu’a acquis le facteur religieux aux États-Unis. Que de tels propos sortent de la bouche d’un mollah iranien, passe encore, mais qu’ils soient le leitmotiv du président d’un État démocratique ayant consacré la séparation de l’Église et de l’État depuis plus de 200 ans laisse songeur.
Intriguée par ce pays, le sien, dont les hommes politiques semblent plus obsédés par le fait de prouver qu’ils sont de bons chrétiens que par l’élaboration d’un programme en santé ou en éducation, Mme Victor a pris le bâton de pèlerin, à la recherche de la source de cette ferveur religieuse unique. Elle s’est rendue dans de nombreux États, notamment le Missouri, le Kansas, le Texas, le Maryland et le Colorado, pour rencontrer des Américains ordinaires, riches ou pauvres, républicains ou démocrates, hommes politiques ou hommes d’Église, dont le trait commun était d’être des chrétiens évangéliques, des Born Again Christians surtout, reconnus comme les plus fervents admirateurs du Christ. "Le livre est une analyse de la vraie Amérique. J’ai cherché à comprendre d’où vient cette religiosité qui pollue les États-Unis d’aujourd’hui. Et j’ai découvert que mon pays est devenu la proie d’extrémistes irrationnels", confie-t-elle.
Partout, Mme Victor a rencontré des fidèles au sourire illuminé, toujours ivres de bonheur, qui gigotaient, sautaient, hurlaient ou s’effondraient en pleine assemblée, pris de convulsions, devant leurs co-religionnaires, remplis d’admiration. Certains, en apparence équilibrés, lui ont juré que Jésus-Christ leur parle régulièrement et leur confie de grandes missions. Elle a vu des pasteurs haranguer des foules en les incitant à dire leur haine du "démon" qu’est l’islam et à prier pour leur guide, le président Bush. "Les gens que j’ai rencontrés sont convaincus que leur façon de vivre est la meilleure et qu’il n’y a pas de place pour les autres et leur façon de voir les choses. Ce sont des gens qui fonctionnent avec beaucoup de règles et d’interdits."
Si les États-Unis sont sans doute depuis longtemps le pays le plus pieux d’Occident, on assiste depuis 25 ans à une exacerbation du facteur religieux et à une pénétration du politique par celui-ci, pour le plus grand danger de la démocratie, analyse Mme Victor.
Deux événements ayant marqué l’imaginaire collectif des États-Uniens auraient tout bouleversé. Tout d’abord, la prise des otages en Iran en 1979 a marqué l’arrivée d’un nouvel ennemi, l’islam, et a favorisé l’élection de Ronald Reagan, le favori des chrétiens évangéliques. Mais surtout, bien sûr, les attentats du 11 septembre, qui sont venus confirmer les craintes de 1979. "Nous avons toujours besoin d’un diable à combattre. Longtemps ce fut le communisme; maintenant, c’est l’islam."
UN LOBBY PUISSANT
Aujourd’hui, les Born Again Christians, qui représentent 80 millions de personnes, exercent plus que jamais une influence déterminante sur la vie politique américaine. Les plus puissants d’entre eux, George W. Bush et John Ashcroft, le secrétaire à la Justice, n’éprouvent aucune gêne à affirmer publiquement que, dans l’exercice de leurs fonctions, ils obéissent avant tout à Dieu. Ashcroft et Bush tiennent tous deux régulièrement des séances de prière dans leurs bureaux de travail, en compagnie de pasteurs chrétiens évangéliques, où ils implorent Dieu de leur montrer la voie à suivre. "John Ashcroft parle "en langue", c’est-à-dire qu’il marmonne, comme de nombreux Born Again Christians, des paroles inintelligibles pour éviter que son message soit intercepté par le diable, qui réside selon lui au deuxième niveau des cieux. Le but est d’entrer directement en communication avec Jésus, qui comprend ce langage et qui, lui, loge au troisième niveau", poursuit Mme Victor.
Peu après les élections de 2000, Mme Victor s’est rendue à Crawford, au Texas, avec plusieurs journalistes, pour y interviewer W. Bush, qui annonçait déjà ses couleurs. "On était tous très choqués par ce qui s’était passé en Floride. Quand j’ai vu le président, j’avais envie de lui flanquer deux gifles. Il nous a dit que Jésus l’avait choisi comme président. Il disait qu’il savait qu’il était le meilleur, car Dieu le lui avait dit. Je suis si habituée d’écouter des politiciens qui disent des conneries qu’à l’époque, j’ai trouvé ça drôle, je me disais qu’il était cinglé, mais après, c’est devenu moins drôle, il est devenu dangereux."
FONDAMENTALISTES MADE IN USA
"Si l’apparition de Dieu dans le psychisme d’un individu n’est pas dangereuse en soi, elle devient une menace dès lors que des Américains militants cherchent à introduire la religion en politique, que la Bible, par exemple, sert de fondement à la politique étrangère du pays. Mais il y a un péril encore plus grand: certains Américains qui ne sont pas des chrétiens convaincus acceptent plus volontiers cette intrusion de la Bible en politique à cause des temps troublés que nous vivons", ajoute Mme Victor.
Professeur au Département de religion de l’Université de la Floride, Richard Foltz explique que cette ferveur religieuse proche du fanatisme existait en germe dès la naissance du pays. Phénomène surtout rural et touchant les États de la Bible Belt (sud-ouest du pays), cette grande dévotion est un trait marquant des États-Unis qui reste méconnu de ceux qui ne fréquentent que les grandes villes de la côte est. "Nous vivons vraiment dans un pays divisé. Et même si les gens ici le reconnaissent peu, ce phénomène est bien plus marqué que celui de vos deux solitudes au Canada. Le royaume de Dieu, c’est une hiérarchie, pas une démocratie."
Les Born Again Christians ont commencé à imposer leurs vues sous la présidence de Ronald Reagan, poursuit M. Foltz, alors que le secrétaire responsable des ressources naturelles et de l’environnement, James Watt, invoquait ses croyances religieuses pour ne pas restreindre l’exploitation des ressources naturelles non renouvelables et polluantes. "Sa politique était de consommer les ressources naturelles le plus rapidement possible car, disait-il, Jésus allait revenir bientôt sur terre. Il ne servait donc à rien de préserver ce type d’énergie. C’était il y a 20 ans, et ça continue…"
Depuis trois ans, le mouvement des chrétiens évangélistes a pris de l’ampleur. La crainte de nouveaux attentats a ouvert la porte à un discours irrationnel qui n’est pas sans rappeler celui des islamistes, croit Mme Victor. "La seule différence entre les chrétiens évangélistes et les islamistes, c’est que les islamistes sont prêts à mourir et que les chrétiens ne le sont pas, mais ceux-ci consentent néanmoins à tuer les autres, comme ces extrémistes qui tuent des médecins qui pratiquent l’avortement."
L’ABSENCE D’ESPRIT CRITIQUE
Terre de contradictions capable du meilleur comme du pire, les États-Unis le sont depuis leurs origines, rappelle Mme Victor. Étant l’une des premières démocraties à avoir vu le jour à la fin du XVIIIe siècle, le pays a dès le départ clairement séparé l’Église et l’État, tout en faisant des 10 commandements une de ses pierres d’assise… "Mais comment avoir un État laïc en se fondant sur les 10 commandements? Allez à Washington; tout est basé sur Dieu. Tous les politiciens ont Dieu comme copilote. Sans Dieu, on est foutu. Et même Kerry ne pourrait pas défaire tout ce que Bush a fait."
La culture anti-intellectuelle dans laquelle baignent depuis toujours les États-Unis a également favorisé la montée de la droite chrétienne, qui n’en a que pour des politiciens pieux et aux idées simples. "Aux yeux de beaucoup d’Américains, Kerry ressemble à un intellectuel. Son problème, c’est qu’il est nuancé, qu’il voit tous les aspects des choses, alors que la droite chrétienne voit tout en noir et blanc. Les Américains sont un peuple impatient. Ils sont persuadés d’être du bon côté, alors ils ont peu de patience pour les longues explications en ce qui concerne les lois ou les accords internationaux", précise M. Foltz.
Ce manque d’esprit critique est bien une caractéristique du peuple américain, admet Mme Victor, qui se dit convaincue de la réélection de Bush. C’est ce qui pousse trop souvent les gens à simplifier, à opter pour des positions tranchées. "Si le but de Bush était de reconstruire le Moyen-Orient, il aurait fallu débuter avec l’Arabie Saoudite, cette monarchie stupide et violente. Mais voilà le problème: les gens chez moi ne lisent pas, ils écoutent Bush. L’obsession des gens envers la sécurité sera déterminante pour l’avenir de mon pays. Et aujourd’hui, tous les gens ont peur et ils voient la vie en noir ou en blanc. Même les intellectuels de la côte est ont peur et sont persuadés qu’il y aura un autre attentat…"
Barbara Victor
La Dernière Croisade: Les Fous de Dieu version américaine
Plon
2004, 345 p.