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Chaque année, Santé Canada publie des dizaines de mises en garde contre l’utilisation de certains produits. La population doit-elle s’inquiéter de la manière dont les nouveaux produits pharmaceutiques sont mis sur le marché?

LE PROCESSUS D’APPROBATION

Selon le législateur, une entreprise pharmaceutique qui souhaite commercialiser un nouveau produit doit "expérimenter la nouvelle molécule chimique en procédant à des essais cliniques. L’objectif final sera de démontrer l’innocuité et l’efficacité thérapeutique du futur médicament et d’en déterminer la posologie". La Direction des produits thérapeutiques (DPT) -l’équivalent de la Food and Drug Administration américaine- est ensuite chargée d’examiner en détail cette soumission. "Son rôle est de superviser les activités liées à l’innocuité, à la qualité et à l’efficacité des aliments et des médicaments, ainsi que de surveiller la qualité et les risques environnementaux pour la santé", précise Micheline Ho, gestionnaire à la direction de l’information sur les médicaments de Santé Canada. C’est donc la DPT qui autorise ou non la mise sur le marché d’une nouvelle substance.

Premier fait surprenant, la DPT travaille à partir des données fournies par l’entreprise pharmaceutique qui demande une approbation. L’organisme D.E.S. Action Canada, qui a pour mission d’informer la population canadienne des risques liés à l’exposition au diéthylstilbestrol, s’insurge contre une telle situation. Il fait valoir que l’objectivité de telles études est à remettre en cause. "Stricto sensu, il n’est pas exclu que l’industrie cache certains effets secondaires", répond Jean-Paul Collet du département d’épidémiologie et de bio-statistique de l’Université McGill et directeur adjoint à la recherche clinique à l’Hôpital général juif. "Cela a pu arriver, mais ce serait actuellement extrêmement dangereux pour une compagnie pharmaceutique de suivre une telle démarche. Il faudrait qu’elle s’assure que rien ne pourra être secondairement révélé car dans le cas contraire, elle serait assurée de mettre la clef sous la porte", tente-t-il de rassurer. Pourtant, le livre de Jeffrey Robinson Prescription Games: Money, Ego and Power Inside the Global Pharmaceutical Industry, fourmille d’exemples qui illustrent le laxisme dans ce domaine. Il dénonce des compagnies pharmaceutiques qui n’auraient pas tout dit à la FDA ou qui auraient fourni des documents un peu trop tard.

La FDA et la DPT ne sont pas non plus innocentes. En 1996, la première est prise la main dans le sac. Malgré les résultats accablants du Redux, elle autorise (par six voix contre cinq) sa mise en marché. Pourtant, une étude publiée en France en 1991 confirme les risques d’hypertension artérielle pulmonaire et de malformations cardiaques liées à l’utilisation de cet anorexigène. Deux ans plus tard, c’est au tour de la DPT d’être mise en cause par six de ses scientifiques. Ils dénoncent leurs patrons qui, selon eux, les encouragent à approuver une hormone de croissance malgré leurs réserves. Ces exemples montrent à quel point il peut être difficile pour les organismes fédéraux de rester imperméables aux pressions de l’industrie.

Les risques encourus par les patients ne résident pas seulement dans les secrets bien gardés par les groupes pharmaceutiques ou dans les pressions auxquelles ils s’adonnent, mais également dans les promesses non tenues par les drogues. Selon une étude du Patented Medecine Review Board citée par D.E.S. Action Canada, "sur 577 nouveaux produits analysés entre 1991 et 1997, seulement 8,7 % représentaient de réelles avancées en pharmacologie. 41,6 % offraient peu ou pas d’avantages par rapport aux produits déjà sur le marché et 49,7 % n’étaient que des produits dérivés de produits déjà existants".

"Le seul moyen de contrer de telles aberrations serait que la DPT procède à de nouvelles études", enchaîne Serge Langlois, membre du comité de révision de l’utilisation des médicaments de la Fédération des médecins spécialistes du Québec. Cependant, il note "qu’il y a eu des coupures budgétaires draconiennes dans ces bureaux et qu’il manque de personnel et de moyens pour faire une évaluation plus sérieuse et plus détaillée des données soumises par le fabricant". Depuis cinq ans, la DPT a perdu plus de la moitié de son budget global. Il est passé de 237 millions $ en 1994 à 118 millions en 2000. Le budget spécifiquement octroyé à l’examen de la sécurité des médicaments est ainsi passé de 69,5 millions à 26,2 millions. Comment, dans de telles conditions, le public pourrait-il être rassuré? Micheline Ho répond que la DPT "ne perd jamais de vue son rôle. Nous veillons avant tout à la sécurité et au bien-être de la population canadienne. Les avis de conformité ne sont délivrés que si les avantages l’emportent sur les risques". Comment vérifier une telle affirmation puisque les décisions de la DPT sont prises à huis clos? Ni la population ni le personnel médical n’ont accès aux rapports transmis par les compagnies pharmaceutiques concernant l’efficacité ou l’innocuité d’un produit. Les Canadiens sont en droit de se poser des questions.

RÉACTIONS AUX MÉDICAMENTS

Ce d’autant que Mme Ho met un bémol à ses propos: "Lorsque nous sommes en présence d’une nouvelle substance, elle a été étudiée au plus sur 5000 personnes. Il est donc impossible de tout prévoir." Jean-Paul Collet valide cette version: "Un médicament est mis sur le marché après avoir été testé sur un assez grand nombre de personnes, mais les effets secondaires rares n’ont pas tous pu être détectés." Concrètement, les essais cliniques sont effectués pendant une courte durée sur quelques milliers de personnes. Il est donc peu probable que les réactions indésirables graves soient découvertes. En revanche, une fois mis sur le marché, le médicament peut être consommé par des millions de personnes; de nouveaux effets peuvent alors être découverts. Le cas du Baycol illustre parfaitement la limite des études cliniques. Ce médicament avait été testé auprès de 5000 patients avant d’être approuvé par la DPT. Au Canada, 260 personnes avaient essayé le produit; parmi celles-ci, aucune n’a développé de rhabdomyolose, une maladie musculaire mortelle. Les effets néfastes de la cérivastatine, un des composants du médicament, n’ont été recensés qu’après des millions de prescriptions. Le jour de son retrait, trois ans après sa mise en vente, le Baycol avait fait 31 victimes aux États-Unis et 45 au Canada, dont un cas mortel.

Serge Langlois n’est pas surpris que sur la cinquantaine de nouveaux médicaments qui débarquent sur le marché canadien chaque année, certains soient retirés après quelques années. "Ce sont des choses auxquelles on peut s’attendre occasionnellement sans que l’on ait besoin de réviser toute la façon de procéder."

Faut-il faire comme ce médecin et accepter les risques avec fatalisme ou au contraire s’indigner d’une explication aussi facile?

Le Journal of the American Medical Association (JAMA) a révélé que chaque année, près de 2 216 000 Américains hospitalisés souffraient d’une "réaction adverse grave aux médicaments: mort, infirmité permanente ou hospitalisation prolongée". Parmi ces patients, 106 000 meurent à la suite d’effets secondaires imprévus. C’est pour éviter ce genre de catastrophe que la D.E.S. Action Canada a été créée. L’organisme a été fondé en 1982 par Shirley Simand et sa fille Harriet. Cette dernière venait d’être traitée pour un cancer lié à une exposition in utero au diéthylstilbestrol (D.E.S.), un médicament prescrit à sa mère 20 ans plus tôt durant sa grossesse. Dans son site Internet, l’organisme indique que "prendre un médicament, c’est composer avec ses effets bénéfiques et ses effets indésirables". Mais pour réduire la multiplication des effets secondaires néfastes, il serait judicieux de les répertorier. C’est loin d’être le cas.

PHARMACOVIGILANCE

À l’heure actuelle, une fois qu’un médicament est approuvé pour la vente, la DPT exige que le distributeur du médicament communique "tout nouveau renseignement touchant des effets secondaires importants, y compris le fait que le médicament ne produit pas l’effet désiré. Il doit également porter à son attention toute étude qui fournit des renseignements nouveaux sur la sécurité". Le Dr Collet précise qu’une "surveillance post-marketing est également effectuée au moyen d’un système de rapport volontaire des médecins". Malheureusement, de tels comptes rendus, s’ils sont recommandés, ne sont pas obligatoires et leur rédaction est si fastidieuse qu’ils sont peu nombreux. Une étude française révèle ainsi que lorsque les médecins apportent une attention particulière aux effets indésirables, ils rapportent 4500 réactions de plus que sur une période comparable normale. "La faille du système, s’il y en a une, réside sans doute dans le sérieux de la pharmacovigilance", reconnaît Micheline Ho.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le JAMA rapporte que sur les 100 000 décès résultant de la prise d’un médicament comptabilisés aux États-Unis en 1994, seulement 154 ont été attribués aux traitements. De manière générale, lorsqu’un certificat de décès indique qu’un patient est mort d’une hémorragie interne, il est peu probable qu’il mentionne la drogue qui a causé cette hémorragie. M. Collet relève que "les médecins réagissent selon leur propre sensibilité. Certains préciseront qu’il existe un lien étroit entre le produit et l’événement, mais d’autres vont simplement rapporter les choses de manière neutre". Serge Langlois va beaucoup plus loin. Pour lui, "dans la majorité des situations où un médicament pourrait être impliqué dans le décès d’un patient, rien n’est précisé sur le certificat de décès". Il existerait une certaine loi du silence.

Le Dr David Healy a récemment fait les frais de cette curieuse politique. Alors qu’il était courtisé par l’Université de Toronto et par son Centre affilié pour les dépendances et les maladies mentales (CAMH), il a donné une conférence au cours de laquelle il a vivement critiqué le Prozac. Selon lui, le fabricant de cet antidépresseur refusait de publier les résultats non favorables à son traitement. Healy faisait en particulier allusion à l’une de ses recherches d’après laquelle le Prozac serait à l’origine de pulsions suicidaires chez certains patients. Très curieusement, après cet événement, l’Université de Toronto a cessé de chercher à attirer notre homme. Faut-il préciser qu’Eli Lilly, le fabricant de la molécule, est l’un des principaux donateurs du CAMH?

Loi du silence ou manque de temps, peu importe. Les faits sont là. "Le suivi post-marketing devrait s’assurer de l’innocuité et de l’efficacité d’un produit sur les 10 000 premiers patients traités", conclut Jean-Paul Collet. Si la tendance actuelle est de favoriser cette démarche, elle est loin d’être banalisée. Le jour où ce sera le cas, les médicaments cesseront de tuer inutilement. D’ici là, les souffrants devront prendre leur mal en patience.

Pour en savoir plus:
Prescription Games: Money, Ego and Power Inside the Global Pharmaceutical Industry, de Jeffrey Robinson