Élection américaine : Gueule de bois
Paris – Depuis 1942 les résultats de l’élection américaine pouvaient se prédire à Paris. Pas cette fois semble-t-il.
C’est du moins ce que voulait croire la foule qui se pressait dans la nuit de mardi à mercredi au Harry’s Bar, à deux pas de la place de l’Opéra à Paris. Car le straw vote, ou "vote de paille", tenu par la maison depuis 1924 figure parmi les indicateurs les plus fiables de l’issue finale de la présidentielle aux États-Unis. Seul le républicain Ford en 1976, donné gagnant à Paris, a vu ensuite Washington lui échapper au profit du démocrate Carter. À cette exception près, le Harry’s Bar ne s’est jamais trompé.
Le tout-Paris réuni rue Daunou, où cette seconde ambassade des États-Unis tient enseigne, trépigne d’impatience. Fanions, banderoles, drapeaux, pancartes aux couleurs de chaque parti, whisky et champagne, tout y est pour faire monter la pression. Les bulletins de vote sont distribués au bar aux Américains porteurs d’une pièce d’identité pour attester de leur bon droit de participer à ce scrutin.
Mais à 22 heures, une rumeur folle risque de s’emparer de la salle. David Jaggard, un démocrate de l’Iowa établi à Paris, avertit: "J’ai pu voter, mais le barman croit qu’on risque de manquer de bulletins." Des irrégularités viendront-elles entacher le déroulement du scrutin? Le ton est à la blague, l’ambiance est à la fête, mais l’inquiétude est tout de même présente de voir l’élection aux États-Unis échapper aux électeurs pour passer aux mains des avocats des deux partis.
Les démocrates, en surnombre au Harry’s, affichent néanmoins des mines souriantes. Tina Isaac, journaliste dans un hebdomadaire féminin américain, ne craint pas de clamer qu’elle soutient Kerry, même si, dit-elle, "je suis modérément confiante quant à l’issue du scrutin".
Plus loin, des fashionistas discutent de religion. La France venue prendre le pouls des Américains reprend ses tics.
"J’AI PEUR POUR MA CHIENNE"
Un homme tranche avec la foule BCBG: le lieutenant Than-Son-Huit, vétéran de la guerre du Vietnam en treillis militaire, tète doucement sa Budweiser. "J’habite à Paris parce qu’aux États-Unis, j’ai peur pour ma chienne, dit-il. J’ai quitté les États-Unis en revenant de la guerre, les vétérans du Vietnam étaient mal vus à l’époque." Il s’exile alors à Montréal en faisant un crochet par l’Université McGill, puis part pour Paris, qu’il n’a jamais quittée depuis.
"Je n’ai qu’un mot pour décrire Bush: gravissime! Alors entre deux maux, on choisit le moindre et j’appuie Kerry. J’ai dit à tout le monde qu’il fallait voter, l’Amérique mérite une autre image que celle qu’en donne Bush", martèle-t-il.
La mobilisation des électeurs est cruciale d’après lui, l’élection de 2000 l’a bien prouvé, notamment en Floride, et les expatriés doivent voter. Environ 100 000 Américains habitent en France, selon l’ambassade américaine à Paris, mais l’inscription sur les listes électorales, différente dans chaque État, relève du parcours du combattant. Une Floridienne vivant à Paris a ainsi eu la surprise de recevoir deux bulletins de vote par la poste, sans savoir lequel utiliser et sans parvenir à obtenir de réponse de la part des responsables du scrutin en Floride.
KERRY 419, BUSH 242
Minuit, les résultats tombent. Kerry l’emporte sans surprise avec près de 200 voix d’avance. Les républicains présents dans la salle font profil bas depuis le début de la soirée. La maîtresse de la maison, Isabelle Mac Elhone, dont le mari est un descendant direct du fondateur Harry Mac Elhone, annonce les résultats, assiégée par une meute de journalistes de toute la planète. Est-elle satisfaite du présage envoyé aux États-Unis? "J’espère que ces résultats seront confirmés demain, pour préserver notre réputation. Il y a quatre ans, Bush l’avait emporté ici et nous savions qu’il serait le nouveau président bien avant tout le monde aux États-Unis."
Robert Pingeon, le président des Republicans Abroad en Europe, débarque sur ces entrefaites. Il marche en terrain connu, en habitué des caméras et du Harry’s. "Je vote Bush. Et je suis sûr que mes amis français vont apprendre à l’apprécier comme ils ont aimé Ronald Reagan", affirme-t-il. On le demande, la foule se presse autour de lui. Les républicains trouvent avec lui des raisons de sortir du placard car, après tout, comme le dit Pingeon aux journalistes, "qu’est-ce qu’on s’amuse".
La bonne société parisienne s’éclipse lentement pendant ce temps, les journalistes avec elle, et de plus en plus d’Américains arrivent. Le brouhaha général est écrasé par le son des moniteurs télé plasma dernier cri branchés sur CNN. Les premiers bureaux de vote vont fermer sur la Côte-Est. Kerry prend une faible avance sur Bush.
Des Frenchies s’exclament et applaudissent, le miracle attendu serait en voie de se réaliser! "C’est trop compliqué, trop tôt dans la nuit", met en garde un Américain. "Les espoirs français sont encore loin d’être réalisés", ajoute-t-il, achevant presque de les déconcerter. Arnaud Verdier acquiesce: "Les Français n’ont rien compris au système des grands électeurs, ils pensent que les Américains votent directement pour leur président, comme nous élisons Jacques Chirac."
La longue attente peut dès lors commencer et les pronostics du Harry’s Bar n’y feront rien, l’Ohio garde ses prérogatives sur Paris, la présidentielle américaine va s’y jouer. L’alcool soutient les plus anxieux.
Dehors, ils sont encore une centaine vers les deux heures du matin à faire le pied de grue dans l’espoir de pouvoir entrer dans le bar. La rue fermée pour l’occasion sert de off Harry’s. Les drapeaux américains y sont plus nombreux et "finalement la bière est moins chère en face au Maneken Pis", remarque Max, un jeune New-Yorkais qui ne veut pas révéler son nom de famille.
AVEUX ET CONFESSIONS
Max, anti-Bush convaincu, a par contre une troublante confession à faire: "Cette année encore, je n’ai pas voté." Kareen, une amie californienne, est outrée. "Je sais, dit-il, je suis la raison pour laquelle Bush a été élu. Mais de toute façon, New York est acquis aux démocrates, mon vote n’est pas très important."
Rien à faire, Kareen est déçue. "C’est pourtant avec un meilleur taux de participation que d’habitude que Kerry peut espérer l’emporter." Et tandis que les chiffres tombent, il semble en effet que les Américains aient été plus nombreux que de coutume à se rendre aux urnes. Le Harry’s, pour sa part, n’a pas enregistré une telle hausse; faut-il y voir un signe avant-coureur d’une seconde erreur de prédiction?
Bush passe en tête, mais le Harry’s, désormais gagné à Kerry sous la pression des étudiants de plus en plus nombreux dans le bar, reste impassible. Chacun y va de ses pronostics pour l’Ohio, la Pennsylvanie et la Floride, trois États que les deux candidats ont désespérément cherché à rallier. Lauren Twist, étudiante en sciences politiques, a voté pour la première fois et peut pour la première fois aussi assister à une veillée électorale dans un bar. Pour elle, "la course est trop serrée pour que l’on puisse dire qui va gagner".
Pourtant, la bête noire du peuple français, le président Bush, semble couler doucement vers une réélection, même si, au petit matin, Kerry refuse de concéder la victoire. Paris n’y peut sans doute pas grand-chose, l’Amérique risque à nouveau de laisser sur le carreau avec un affreux sentiment de lendemain de veille.