L'avenir des ateliers Grover : Travailleurs d'usine
Société

L’avenir des ateliers Grover : Travailleurs d’usine

Alors que Montréal brandit sa toute nouvelle politique culturelle, le projet de transformation de l’ancienne usine Grover en complexe résidentiel de luxe plonge la Ville dans l’embarras.

C’est que les quelque 200 artistes et petits entrepreneurs qui y travaillent n’entendent pas se faire évincer de leur atelier aussi facilement. Ils implorent les élus de sauver l’usine et d’appliquer illico les engagements pris envers le milieu culturel.

Une pancarte "À louer" trône au sommet de l’édifice. Une autre annonçant un projet de développement résidentiel placarde la façade. "Quand on a signé le bail en juin dernier, le propriétaire ne nous a jamais mentionné que l’édifice était sur le point d’être vendu, s’insurge Guy-Jean Dussault. On avait pourtant pris la peine de lui dire qu’on allait investir pour rénover le local et qu’on voulait rester là un maudit bout!" Installé depuis cinq mois dans l’un des 180 locaux de la Grover, le producteur télé se sent floué. Et l’idée de déménager, après avoir flambé 20 000 dollars en rénovation, lui donne de l’urticaire.

Ses voisins de palier non plus n’ont pas le cœur à la fête. La rumeur concernant la vente de l’édifice situé au centre du quartier Sainte-Marie courait déjà depuis un petit moment. Mais la nouvelle est tombée officiellement à la fin septembre, par l’intermédiaire d’une lettre de la CDEC Centre-Sud-Plateau Mont-Royal, glissée sous la porte d’une poignée de locataires. "La CDEC n’a jamais cogné à notre porte et ne nous a jamais approchés directement pour nous faire part de ce projet, dénonce Élaine Despins, artiste peintre qui occupe un atelier dans l’usine depuis plusieurs années. Certains d’entre nous ont reçu une lettre où il était question d’un projet de conversion de la Grover."

Datée du 30 septembre, la lettre dont nous avons obtenu copie informe les locataires du projet de transformation de la bâtisse en complexe résidentiel et expose du même coup l’appel lancé par l’arrondissement Ville-Marie à la CDEC afin de "trouver des moyens de soutenir les occupants de la Grover dans leurs démarches de relocalisation."

Récapitulons. Il y a un an, les propriétaires, tous deux à la retraite, décident de vendre leur bâtisse de la rue Parthenais, considérée d’intérêt architectural et patrimonial par la Ville de Montréal. Flairant la bonne affaire, un groupe de promoteurs dépose une offre d’achat aux deux septuagénaires en vue de construire 216 unités comprenant 22 condos de luxe, 130 appartements et 64 logements locatifs abordables. Pour mettre leur projet en branle, les promoteurs doivent toutefois obtenir de la Ville un changement de zonage.

Le 23 septembre, les élus de Ville-Marie adoptent un premier projet de résolution permettant la transformation du bâtiment en résidences. Une semaine plus tard, les locataires de la Grover apprennent avec horreur la nouvelle de leur éviction prochaine. Devant l’éventualité de voir leurs espaces de création convertis en condos, les 180 artistes, graphistes, éditeurs, musiciens et autres petits entrepreneurs se regroupent pour former la coalition "Sauvons l’usine".

"Il fallait éteindre le feu le plus rapidement possible et contrer à tout prix le changement de zonage", rappelle Élaine Despins. Le 2 novembre, la demande de modification au plan d’urbanisme donne lieu à une consultation publique chargée en émotions. Tour à tour, les locataires se présentent au micro pour dénoncer le projet et l’absence d’étude d’impact sur la vitalité des artistes en place. "Dans le quartier Saint-Roch, à Québec, le maire L’Allier, un modèle en matière de revitalisation urbaine, s’est basé sur la force vive des gens du milieu culturel pour revitaliser le quartier, lance alors Michel Depatie, directeur général de la Société de gestion culturelle et d’animation urbaine de Montréal. Il y a quelqu’un, quelque part, qui a erré dans ce dossier."

Après avoir entendu les arguments d’une vingtaine d’opposants, appuyés par une gamme d’organismes culturels – Culture Montréal, Héritage Montréal, l’Union des artistes, l’Atelier du patrimoine urbain de Montréal… – le maire de l’arrondissement, Martin Lemay, intervient. "Depuis le boom immobilier, les artistes se plaignent d’être littéralement chassés du centre-ville, commence-t-il par dire. En toute modestie, avec nos petits pouvoirs d’arrondissement, il n’y a pas grand-chose que l’on puisse faire. Mais je dois vous avouer que vos interventions m’ont sonné", lance-t-il trois fois plutôt qu’une.

Se disant personnellement convaincu du bien-fondé du projet résidentiel pour le développement et la revitalisation du quartier Sainte-Marie, le maire finit par retirer le dossier de l’ordre du jour. Le doigt montre alors la SHDM, accusée de ne pas avoir fait son travail. "Je trouve ça regrettable qu’une société paramunicipale, placée sous le contrôle de l’administration centrale de la Ville, et que l’on a mise en garde il y a plusieurs mois dans ce dossier, n’ait pas fait un travail préalable et ait fait en sorte qu’on se retrouve dans cet imbroglio", réprouve Robert Laramée, conseiller de Saint-Jacques.

Au lendemain de la consultation, Louise O’Sullivan, conseillère municipale, affirme: "J’ai fait part de mon mécontentement au maire Tremblay et aux membres du comité des enjeux spéciaux. Je pensais que tout était ficelé avec la clientèle du bâtiment et que les démarches d’accompagnement étaient plus avancées. Personne ne les a rassurés. Le maire de l’arrondissement aurait dû faire le pont avec cette clientèle fragile", a-t-elle laissé tomber.

Le sort de la Grover fait-il les frais d’une petite joute politique entre les élus? Oui, selon les propos de la membre du comité exécutif de la Ville: "Les élus de l’arrondissement veulent le statut quo jusqu’aux prochaines élections, avance-t-elle. On risque fort de devoir attendre jusqu’en janvier pour qu’une décision soit arrêtée." Celle qui se dit en profond désaccord avec la position adoptée par ses collègues admet sans hésiter que l’administration de l’arrondissement a maintenant le pouvoir de donner le feu rouge ou vert au projet. "Ce qui me préoccupe le plus, hormis le fait que le pont n’ait pas été fait avec les locataires, c’est qu’advenant leur éviction, ces artistes vont en grande partie quitter la ville, s’inquiète Mme O’Sullivan. Ce sont des gens de qualité qui donnent une couleur et un caractère très spécial au quartier. C’est une richesse qu’on va perdre."

Dans toute cette affaire, Louise O’Sullivan semble être l’une des rares personnes parmi les élus à prendre position. Le silence qui règne à la Ville exaspère Élaine Despins. "La décision revient au maire de l’arrondissement, mais plus encore, à la responsable de la culture et du patrimoine", estime la porte-parole des locataires.

À l’heure où la Ville de Montréal annonce en grande pompe le dépôt d’une politique culturelle avec 45 engagements à la clé, le projet de transformation de la Grover fait tache d’huile. L’un des objectifs premiers étant de favoriser la "mise en place de mesures et d’outils concrets afin de favoriser le maintien des ateliers d’artistes et des lieux de création à Montréal", les locataires de la Grover s’interrogent sur les intentions réelles de la Ville. "La Ville parle le même langage que nous, mais n’applique pas ses politiques culturelles, dénonce Élaine Despins. Les élus doivent être conséquents avec ces énoncés. Il faut que les gens prennent conscience de ce qui se passe à la Grover. Derrière les portes, il y a une âme. Pourquoi détruire quelque chose qui fonctionne bien?"

Tout ce que souhaitent les locataires, ajoute la porte-parole de la coalition "Sauvons l’usine", c’est que soit poursuivie la vocation mise en place par le propriétaire actuel. "M. Grover a su préserver l’esprit de son architecture en construisant des locaux destinés à l’usage des artistes. Le projet résidentiel peut prendre forme dans tous les terrains vacants de Sainte-Marie (il y aurait, dans le quartier, suffisamment d’espace pour 4000 nouveaux logements, selon une évaluation du CRL, le Comité de revitalisation locale). C’est une bataille qui va se jouer sur le plan politique. Les élus devront prendre une position forte et claire."