Le jour de Ramadan
De passage à Montréal, Tariq Ramadan, l’intellectuel le plus controversé de France, parfois qualifié de "chef de guerre" de l’islamisme, préfère se présenter comme le chef de file d’un islamisme réformiste et continue de jouer sur les mots.
Lorsqu’il est en visite à Montréal, Tariq Ramadan voudrait bien qu’on oublie la polémique l’entourant en France. Celui qui se présente comme un réformiste de l’Islam depuis plus de 10 ans a pour l’heure un petit souci d’image. Les médias se questionnent sérieusement sur ses intentions: on le qualifie tour à tour de prédicateur de l’Islam, de leader religieux ou d’habile politicien. Les sorties successives de deux livres portant un regard critique sur celui qu’on soupçonne de flirter avec l’ambiguïté n’arrangent rien. Le premier, Frère Tariq, est au cœur d’une véritable controverse. L’auteure, la journaliste Caroline Fourest, qualifie Ramadan de "Chef de guerre" et dresse dans son ouvrage le portrait au vitriol d’un fondamentaliste virtuose de la rhétorique, enclin au double langage, et d’un stratège politique redoutable. Le magazine L’Express titrait, à l’occasion de la sortie du livre: "L’homme qui veut instaurer l’islamisme en France".
À l’automne 2003, Tariq Ramadan déclenche un raz-de-marée en proposant un moratoire sur la lapidation plutôt que son interdiction pure et simple. Depuis, il crie au malentendu. Dans un communiqué daté du 7 octobre dernier, il va même jusqu’à mettre dos à dos une déclaration du président Jacques Chirac appelant à "l’instauration d’un moratoire de toutes les exécutions capitales, première étape vers l’abolition universelle", et sa propre proposition de moratoire. Il ajoute: "L’auditeur scrupuleux et honnête ne saurait manquer de constater la similarité des deux approches." Lors de la conférence qu’il donne la semaine dernière à Montréal, il réitère ses positions quant à la lapidation: "Je suis contre. Il faut arrêter", mais maintient quand même l’idée d’un moratoire: "les savants doivent en discuter pour clarifier leurs positions". L’orateur ne peut toutefois pas s’empêcher de préciser que la lapidation ne concerne pas seulement les femmes et que son application n’est presque jamais possible si l’on s’en tient aux conditions prévues par le Coran. Malaise…
Malaise encore au sujet du voile. Celui qui ne cesse de réitérer l’importance d’une "recontextualisation" des textes coraniques dans la réalité contemporaine, par opposition aux littéralistes (fondamentalistes), se réfère soudain à la période pré coloniale: "Je vous mets au défi de trouver un seul savant de l’époque qui ait remis en question le port du voile". Mais de rajouter presque immédiatement: "Le foulard ne peut être que l’aboutissement d’un acte de foi, il ne peut être imposé."
On a pris l’habitude d’attribuer une grande part de son succès aux jeunes musulmans. Il rectifie le tir, visiblement agacé par ce qu’il prend pour de la condescendance: "Les gens avec lesquels je travaille sont matures, s’assument. Ce sont des adultes, de deuxième et troisième génération, et qui sont en quête d’identité, parce que la culture de leurs parents ne correspond pas à leur environnement." Professeur d’islamologie et de philosophie, orateur hors pair, auteur d’une vingtaine de publications, ce citoyen suisse, petit-fils du fondateur des Frères musulmans et fils d’un exilé politique, a su, en l’espace de 10 ans, s’imposer comme une figure incontournable, tant sur le plan de la pensée islamique que sur le terrain du débat social européen. Au Canada il participe, de façon régulière, à différentes rencontres organisées par Présence Musulmane, un organisme créé il y a trois ans, et dont l’objet est de "susciter le dialogue" entre communautés et de prôner une plus vaste participation des musulmans au débat citoyen.
Habile démagogue, Tariq Ramadan tend à réduire la critique dont il est l’objet à une problématique purement française. En entrevue, l’homme est ouvertement défiant, avant de devenir carrément désagréable. C’est qu’on écorche toujours ses mots, dit-il, qu’on déforme ses propos à mauvais escient. Particulièrement dans l’Hexagone où la plupart des quelques centaines d’articles le citant seraient basés sur la malhonnêteté, quand ce n’est pas l’incompétence, de leurs auteurs: "Avez-vous lu les articles en langue anglaise? Je peux vous assurer qu’on y pose un regard très différent sur moi". Si la France le boude, Tariq Ramadan se console en évoquant le soutien qu’il reçoit de collègues américains, notamment suite au refus de visa qu’il s’est vu opposer cette année par le département américain de la Sécurité intérieure. Le professeur attend toujours qu’on lui donne l’autorisation d’enseigner à la prestigieuse université Notre-Dame.
Tariq Ramadan s’estime mal compris et ne décolère pas. Parlant de malhonnêteté intellectuelle et prenant l’exemple d’une citation utilisée par Caroline Fourest, dont il dit qu’elle a été amputée de plusieurs mots, il s’insurge: "Comment vous appelez ça, vous?…". N’empêche. La journaliste, qui s’est appuyée sur une lecture complète de ses livres et de ses vidéos, a des arguments convaincants. Elle souligne notamment l’utilisation systématique des groupes de gauche par le penseur, ce qu’elle appelle les "sphères de collaboration". L’objectif visé n’en serait pas un collaboration réciproque mais plutôt une présence lourde des groupes islamistes dans chaque arcane du dialogue social.
De fait, en France, Tariq Ramadan est partout. Celui qui s’était attiré la sympathie d’une grande partie de la gauche suite à l’interdiction de séjour dont il avait été l’objet en 1995 a perdu une partie de ses soutiens. À tel point que l’hebdomadaire communiste L’Humanité titrait récemment "overdose", en référence à l’omniprésence de l’intellectuel pendant le forum social européen. Pire encore, les deux plus grandes associations antiracistes de France ont refusé de manifester aux côtés de groupes proches de Tariq Ramadan, qu’elles n’estiment pas suffisamment clairs sur les terrains de l’antisémitisme et de la laïcité.
L’histoire d’amour était pourtant bien partie. Depuis 1995 Tariq Ramadan fait salle comble aussi bien dans les amphithéâtres que les locaux associatifs ou les mosquées. Il plaide pour une plus juste intégration des musulmans dans l’espace citoyen, condamne sans équivoque les violences liées à l’intégrisme islamiste et vante les "vertus pédagogiques" de la coexistence avec l’Église catholique. Il s’insurge contre "l’occidentalisation sans âme et sans conscience" et ne perd pas une occasion de réitérer son attachement aux valeurs démocratiques. Il côtoie Alain Gresh, le rédacteur en chef du Monde Diplomatique, avec lequel il a écrit un livre, L’islam en questions, est reçu à bras ouverts dans un grand nombre de conférences et dans les colloques, obtient le soutien de structures telles que la ligue de l’Enseignement et celle des Droits de l’homme, traditionnellement laïques.
Seulement voilà, l’ambiguïté plane lorsqu’il s’agit de la question de la laïcité. Dans un courrier qu’il envoie au journal Le Monde, en 1994, il affirme que la présence musulmane en France demande des adaptations du cadre de la laïcité sans remise en cause essentielle de ses fondements. L’adaptation pose question. Caroline Fourest y voit, quant à elle, la volonté de Ramadan d’"amener à changer les choses vers plus d’Islam". Depuis, l’idée a fait son chemin dans les rangs de Tariq Ramadan, où l’on oppose de manière systématique une idéologie laïque rigide, qui serait symptomatique de "crispations" dans la société française, à une autre laïcité, ouverte celle-là, et au sein de laquelle pourrait s’épanouir l’identité musulmane. La vision trouve un certain écho au Québec, notamment dans les milieux politiques. Amir Khadir, vice-président de l’Union des Forces Progressistes, parle de "dogme laïc", loue l’intelligence et la "démarche sincère et authentique" de Ramadan et souligne l’importance de sa présence dans le débat public.
Une foi qui trouve quand même rapidement ses limites quand il s’agit de parler de la place de l’Islam dans l’organisation de la société: "Mes choix ne sont pas ceux de Tariq Ramadan, affirme Amir Khadir, je pratique la chose sociale d’abord comme citoyen, et pas comme musulman. J’appartiens à un Islam qui ne s’inscrit pas dans les mêmes traditions de foi que celles vécues par Tariq. Je viens d’un pays qui a connu l’Islam au pouvoir avec ses contradictions, ses dangers et qui s’est soldé par la mort, l’exclusion et la négation du droit des femmes. Je revendique un État où le religieux ne pourrait pas dicter ses lois."