Radio-Canada : Un amour qui ne veut pas mourir…
Société

Radio-Canada : Un amour qui ne veut pas mourir…

La Chaîne culturelle de la radio de Radio-Canada disparaît au profit d’Espace musique. Certains, qui refusent de voir mourir l’unique station publique élitiste entièrement consacrée à la culture, haussent le ton.

167 000 auditeurs. C’est la portée qu’avait, dans le Grand Montréal, la Chaîne culturelle de la radio de Radio-Canada (printemps 2004, BBM), comparativement à 593 000 pour la Première Chaîne. Puisqu’elle parlait à de moins en moins de gens, la société d’État a voulu repositionner sa deuxième chaîne. Non pas à cause d’impératifs publicitaires, aucune publicité n’étant diffusée sur les ondes de la radio publique, mais pour des raisons "d’équilibre" entre son mandat et les intérêts des auditeurs. C’est cette réflexion qui a amené Radio-Canada, cet automne, à changer l’identité de la Chaîne culturelle pour faire naître Espace musique, une station qui privilégie la diversité musicale.

La disparition de la Chaîne culturelle n’a pas poussé les auditeurs à descendre dans la rue pour déclamer la poésie surréaliste d’Éluard, comme ce fut le cas pour CHOI FM cet été. Les intellectuels et les gens du milieu de la culture ont toutefois distribué généreusement les diatribes à l’endroit de Radio-Canada. Dans une lettre ouverte, Victor-Lévy Beaulieu a comparé la mort de la deuxième chaîne à un "génocide culturel", tout en soutenant que Radio-Canada versait "dans la facilité et l’incompétence, pour ne pas dire dans la trahison tout court". Aussi tranchant, l’écrivain Claude Jasmin a écrit quant à lui que les dirigeants de la société d’État, des "putains du populisme", avaient baissé "lâchement les bras" en crachant sur la culture pour céder aux "fadaises et aux niaiseries". Et c’est sans compter les pages d’opinions des quotidiens, où d’anciens fidèles de la Chaîne culturelle se sont montrés moins que tendres envers Espace musique, la qualifiant de "populiste", de "musak endimanchée" ou de "bouillabaisse"…

AUX ARMES, CITOYENS!

Un regroupement citoyen s’est même formé en quatrième vitesse cet automne. Le Mouvement pour une radio culturelle au Canada (MRCC) (www.radioculture.tk) entend bien contester le "déficit démocratique" engendré par la disparition de la Chaîne culturelle. En plus des quelque 2000 appuis individuels, la coalition a déjà récolté les appuis d’importantes organisations culturelles, dont l’Union des artistes, la Guilde des musiciens, le Théâtre du Nouveau Monde et l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec. En tout, le MRCC parle pour environ 12 000 personnes. Sa position est simple: on demande au CRTC de tenir des audiences publiques portant sur la situation actuelle et l’avenir de la culture à la radio d’État. Selon le porte-parole du mouvement, Jean Portugais, "la radio d’État est un bien public. Elle appartient à tous les Canadiens. Radio-Canada seule ne peut pas s’emparer d’une fréquence et créer une nouvelle chaîne sans qu’il y ait des audiences publiques. En créant Espace musique, Radio-Canada a carrément détruit une chaîne pour la remplacer par une autre". Le MRCC se base sur la Loi sur la radiodiffusion (1991), qui stipule que le CRTC a l’obligation de tenir des audiences publiques lors d’un renouvellement ou d’un bris de licence.

Sauf que même si les revendications du MRCC sont nobles, il y a un os. Radio-Canada, même si elle a changé le nom, les couleurs, la programmation et la vocation de sa Chaîne culturelle, n’a cependant pas modifié une virgule à la licence qui lui a été octroyée. "Nous respectons à 100 % nos conditions de licence. Il n’y a eu aucun changement et nous nous étions assurés de notre conformité avant de créer Espace musique. Nos conditions de licence portent sur le contenu canadien et francophone, l’absence de publicité, etc. Nous n’avons rien changé de tout ça", affirme Sylvain Lafrance, vice-président de la radio française de Radio-Canada. Aux yeux du CRTC, la naissance d’Espace musique n’est pas considérée comme un bris de licence. Donc, pas d’audiences publiques.

QUELLE CULTURE À LA RADIO PUBLIQUE?

Depuis l’explosion du tollé, Radio-Canada répète le même message pour tenter d’apaiser les critiques. "Nous avions 12 heures d’émissions culturelles par semaine à la Chaîne culturelle, dit Sylvain Lafrance. Pour compenser, nous avons ajouté 12 heures d’émissions culturelles à la Première Chaîne." Cette fonction est en grande partie assumée par la nouvelle émission Porte ouverte, animée par Raymond Cloutier et diffusée tous les soirs de semaine à la Première Chaîne.

Mais pour Jean Portugais, l’argument de la direction de Radio-Canada voulant que la culture soit mieux représentée à la Première Chaîne n’est pas valable. "Ce n’est pas sérieux, soutient-il. Ce n’est pas le mandat de la Première Chaîne que de faire de la culture. La Première Chaîne a toujours été une chaîne d’informations, d’actualités et d’affaires publiques. Mais de plus en plus, elle est envahie par l’information culturelle légère." Toujours selon M. Portugais, rien ne garantit la pérennité du contenu culturel présenté à Porte ouverte, d’où l’importance d’une chaîne axée entièrement sur la culture. "De plus, beaucoup de gens contestent la façon dont M. Cloutier aborde les questions culturelles, ajoute le porte-parole du MRCC. Ils considèrent cela comme très, très léger et insuffisant du point de vue culturel."

En toile de fond, le débat semble être celui des divergences d’opinions entourant la notion de "culture" à la radio. "La culture parlée à la radio existe-t-elle? questionne Jean Portugais. Ou s’agit-il plutôt d’œuvres ou de contenus culturels présentés à la radio? Parce que présentement, les pertes sont considérables. Je pense aux radio-théâtres, aux concours pour les jeunes auteurs dramatiques, aux bancs d’essai pour les jeunes musiciens. Toutes ces émissions de la Chaîne culturelle permettaient aux artistes canadiens francophones de se faire entendre, qu’ils soient du milieu du théâtre, de la littérature ou de la danse."

Sylvain Lafrance, de son côté, précise que la Première Chaîne est une station d’information ET de culture. "Et pour que l’on s’entende bien sur la définition du mot "culture", précise-t-il, nous produisons de grandes séries de dix heures sur Vigneault, par exemple, des émissions spéciales sur Gilles Carle ou sur François Truffaut, et nous sommes en train de préparer une émission d’une heure et demie sur Arthur Rimbaud. Ce n’est pas ce que j’appelle de la culture événementielle."

Même s’il dit entendre les critiques, le vice-président de la radio française de Radio-Canada ne comprend tout simplement pas pourquoi certains "lobbys du milieu culturel" soutiennent que la culture est moins bien servie depuis le changement d’identité de la Chaîne culturelle. "Nous avons pris des émissions sur une chaîne qui connaissait de grandes difficultés d’écoute, et les avons transférées sur une chaîne qui attire un million d’auditeurs. Comment se fait-il que les gens de certaines sphères du milieu culturel soient déçus que l’on présente la culture à cinq fois plus de monde? Si nous avions pris les émissions culturelles de la Première Chaîne et que nous les avions envoyées sur une chaîne qui n’a pas d’écoute, je comprendrais. Mais la culture n’a jamais eu une aussi grande place sur la Première Chaîne. Et la Première Chaîne n’a jamais été aussi écoutée dans son histoire."

Pour Sylvain Lafrance, les critiques que reçoivent les deux radios publiques sont souvent fondées sur des perceptions plutôt que sur des réalités. "Nous n’avons pas tué les radio-théâtres, et il y a encore de la musique classique en ondes. Il y a des critiques que je prends et d’autres que je prends moins. Lorsque j’entends que nous faisons seulement de l’actualité culturelle alors que nous tenons des débats sur, par exemple, la relation amour-haine entre les critiques et le cinéma, ce ne sont pas là des petits débats d’actualité à partir d’une conférence de presse…"

LA SUITE…

Ici ou ailleurs, les radios culturelles occupent généralement des parts de marché de 1 à 2 %. Radio-Canada s’attend-elle à obtenir de meilleures cotes d’écoute avec Espace musique? "On ne s’attend pas à une hausse considérable d’auditeurs à court terme, dit Sylvain Lafrance. Mais on pense que dans deux ou trois ans, il y aura plus de gens à l’écoute de cette station-là, et ce sera bien pour la musique."

Pour le moment, le MRCC recueille toujours les appuis pour poursuivre sa bataille auprès du CRTC afin que l’organisme tienne des audiences publiques sur l’avenir de la culture à la radio d’État. Radio-Canada, quant à elle, a l’intention d’écouter les préoccupations des auditeurs, mais ne prévoit pas changer la vocation d’Espace musique. "S’il ne faut pas sombrer dans la dictature de la cote d’écoute, ajoute Sylvain Lafrance, il ne faut pas non plus sombrer dans la dictature des lobbys qui voudraient que l’on soit tout pour la littérature, pour le cinéma ou la danse. Notre rôle est de représenter l’ensemble de la culture qui se fait ici."