L’annonceur vient d’appeler Carla sur scène. Ou est-ce Cindy? Betty? Ou Alicia? Tout le monde s’en fiche.
Petit lundi déprimant aux danseuses: une douzaine de clients matent distraitement une jeune femme qui se déhanche sans conviction au rythme d’un rap informe. Derrière elle, surplombant le grand miroir qui fait toute la largeur de la scène, un éventail de néons roses et mauves clignote nerveusement. De chaque côté du plancher, des poteaux de chrome paraissent servir de balises à une chorégraphie sans vigueur, sans charme sinon celui du corps blanc et lisse qui se dénude lentement.
Un mètre plus bas, une douzaine de clients sirotent une bière hors de prix tandis que presque autant d’effeuilleuses butinent de table en table, essaimant leurs charmes. Sans trop de succès.
Dans le lot, pas une Roumaine. Pas de Tchèque, de Slovaque ou de Hongroise non plus. Quand je demande à Alicia, une grande fille au regard las, si elle a déjà rencontré des danseuses qui venaient d’ailleurs, des étrangères, elle me répond: "Oui, de Montréal." Bon…
Alicia, comme toutes ses collègues interrogées ce soir-là, n’est pas au courant du scandale entourant la ministre de l’Immigration Judy Sgro et le programme fédéral qui a permis à un millier d’effeuilleuses européennes de venir exercer leurs talents dans le plusse meilleur pays du monde.
Elle sait encore moins que la ministre a argué que c’est la pénurie de danseuses compétentes qui motivait cette migration de masse. La citation me vaut simplement une moue dégoûtée. Sans plus.
Et n’est-ce pas la réaction que nous devrions nous aussi avoir devant cette connerie pourtant monumentale?
Parenthèse.
Les Européennes de l’Est doivent se sentir parfaitement à l’aise dans ce genre d’endroit. Comme à la maison. Quand je dis cela, je parle essentiellement du décor, de l’esthétique. Dans les bars de danseuses, on retrouve tout le clinquant, le rococo, le kitsch et le rose nanane de l’Est qui voudrait passer à l’Ouest. La grenouille qui explose en répandant le mauvais goût d’avoir voulu se faire grosse kétaine comme le bœuf.
Fin de la parenthèse.
Je soupçonne le monde de beaucoup s’exciter avec cette histoire parce qu’il s’agit de danseuses. Parce qu’il s’agit de cul et que même si le cul est partout de nos jours, il dérange encore.
J’ai l’impression que ce programme à la con et toutes les apparentes magouilles qui puent dans cette histoire n’auraient normalement pas franchi le seuil des trois questions à la Chambre des communes.
Mais là, il y a le cul. Il y a les danseuses. Il y a le désir payant qui révolte les bien-pensants.
Il y a le cul qui réveille la bonne morale, et donc les conservateurs qui déchirent leurs chemises, comme s’ils participaient eux aussi à un grand concours d’effeuillage public visant à exposer non pas leurs charmes, mais la désormais proverbiale malhonnêteté des libéraux fédéraux.
Et qu’en est-il de cette pénurie d’effeuilleuses compétentes qui servait d’argument de défense à la ministre Sgro?
Selon Betty, qui pratique le métier depuis 10 ans dans plusieurs villes du Canada, il ne manque pas de jolies filles compétentes souhaitant "danser" au Québec. Elles seraient même trop nombreuses pour la demande de l’avis de quelques-unes de ses collègues qui considèrent le marché passablement saturé.
"Sauf qu’en Ontario, par exemple, je comprends que les propriétaires de clubs veuillent engager des filles de l’extérieur…"
Ah oui, pourquoi? Elle sont moches, les danseuses ontariennes?
"Ben mettons qu’elles sont un peu en retard sur nous", répond Betty, laissant entendre que d’un point de vue "esthétique du corps", les exotiques madames à l’ouest de Gatineau ne prendraient pas leur métier au sérieux comme le font les Québécoises. Évitons les détails…
"Quand je vais là-bas, c’est la folie. C’est comme s’ils n’avaient jamais vu ça", me dit fièrement Betty, exposant sa peau bronzée, tendue sur des muscles et une poitrine saillante qui font baver les hommes d’un océan à l’autre.
Nous en concluons, Betty et moi, que ce sont des danseuses québécoises plutôt que roumaines qu’il faudrait envoyer dans l’ouest du Canada où le manque se fait sentir.
D’autant que chez les libéraux fédéraux, la chose pourrait prendre les airs d’une nouvelle campagne pour l’unité canadienne. Et tant qu’à faire scandale, autant en provoquer un qui serve leurs idéaux.
Imaginez les strip-teaseuses québécoises pour le fédéralisme, toutes nues coast to coast.
Imaginez le cul qui vend déjà n’importe quoi, pourquoi pas un pays.
Imaginez Stéphane Dion en recruteur coincé et essayez seulement de ne pas mourir de rire.