Société

Ennemi public #1 : Je ne suis pas Ignacio Ramonet

La chronique est une bête sauvage, mais il arrive quand même que certaines semaines, elle me mange dans la main. Je n’ai pourtant rien fait de spécial, pas dormi plus ou moins qu’à l’habitude, mais ça marche. Les idées fusent, les phrases caracolent, les mots jouent à saute-mouton et mes doigts arrivent à peine à transcrire le flot des pensées qui s’agglutinent au portillon de ma conscience.

Toute la semaine après la publication, je suis extatique. Le soir, je vais faire mon jogging en pensant à vos réponses, que j’aime partagées, tout en ayant un faible pour vos détestations. En fait, si rien ne me fâche plus qu’une lettre d’insultes provenant d’un con qui a mal lu, rien ne me ravit autant que ceux qui me haïssent et continuent de m’écrire leur désaccord avec une intelligence que j’envie secrètement.

Mais si une semaine, la chronique me mange dans la main, elle peut aussi bien me la mordre quelques jours plus tard. Et sachez que ça se produit souvent. Trop souvent à mon goût, sauf qu’en même temps, une chronique domestiquée devient lassante. On la dresse comme un tigre qui rugit sur commande, qui fait des tours de piste en toisant le public d’un regard menaçant et qui saute dans un cerceau de feu pour que les gens crient: ouf! Tout cela, c’est des trucs, c’est des postures, c’est de la technique. C’est de l’écriture-gadget. Ça n’a aucune âme, et vous savez combien j’accorde de l’importance à la chose.

Les autres semaines, entre le déluge, le cours normal des choses et les morsures, il y a parfois le néant, la bête qui vous regarde et qui se fout de votre gueule. Qui ne veut rien savoir. Le sujet est là, même qu’il s’impose parfois, mais il refuse de s’articuler, de se faire phrase, puis paragraphe. Il s’enroule sur lui-même dans un coin, imperturbable.

C’est un peu le cas cette semaine.

Je voulais vous parler d’une expression que je ne suis plus capable d’entendre: coup de cœur. Je voulais vous dire qu’on a complètement dénaturé ces trois petits mots pourtant fort jolis qui sont plus un élan de l’âme que de l’organe qu’ils désignent. Un élan de l’âme dont on a fait une bête érection qui nous prend n’importe où, n’importe quand, pour un peu n’importe quoi. Un exemple? Même Jacques Duval a nommé son DVD de chars Mes coups de cœur de l’année

Je voulais aussi vous dire que le coup de cœur, c’est le rétrécissement du fossé entre la critique et la faveur populaire qui, elle, n’est qu’émotion. C’est quand la critique abdique et s’en remet à cet amour inconditionnel qui ne dure souvent qu’un moment pour donner raison au public.

Le coup de cœur, c’est encore la critique, l’analyse et la mise en contexte qui reculent pour faire place à la promotion béate. Pour le meilleur, pour le pire? En fait, je ne sais plus trop. Le public a-t-il toujours raison? En est-il de la culture comme de la politique?

J’en étais à ces réflexions quand la bête s’est mise à me regarder en baillant. Plus rien. Le néant. Que voulez-vous, ceci n’est pas un éditorial pur sang d’Ignacio Ramonet, c’est une chronique bâtarde qui parle de tout et de rien. Et parfois, ça dérape et c’est le rien qui s’en empare, comme dans Seinfeld, mais en moins drôle.

C’est pas bien grave, c’est juste que quand ça se produit, j’aimerais mieux être plombier ou maçon, vendeur de chars ou de piscines hors terre.

Mais heureusement, ça me passe.

ooo

SALUT YVES

T’es parti en fin de semaine et je ne suis pas venu te voir. S’cuse. Au moins, je sais que ta famille était là pour t’envoyer la main, dont mon grand ami depuis tellement longtemps, ton fils aîné. Tsé, quand il m’a appelé pour me dire que t’avais levé les feutres, moi, je ne savais pas quoi dire. Ça me fait ça la mort, ça me ferme la gueule. Moi qui parle tout le temps, je deviens muet, je perds tous mes moyens, je me sens minable. Intimidé. Bon, je sais pas s’il est trop tard, mais je voulais quand même te dire que c’est moi qui avais scrapé la rampe d’escalier de ton ancienne maison, quand ton fils et moi on était ados et qu’on faisait des courses de descente de marches en sacs de couchage. Par ailleurs, le trou dans le mur, je n’avais rien à y voir. Ou peut-être que c’était le contraire et que le mur c’était moi? Je ne sais plus. Ce qui est sûr, c’est que j’ai bu au moins la moitié de ta réserve de bagosse. En fait, je voulais surtout te dire que la façon que t’avais de me saluer, en mettant l’accent sur mon évocateur surnom d’une syllabe que je n’écrirai pas ici, cette manière unique de t’exprimer, ce ton-là, ben, ça m’écœure de savoir que je ne l’entendrai plus. C’est un morceau de mon adolescence qui disparaît avec lui, donc avec toi. Salut Yves.