L’hyper-éducation des enfants : Mon fils est plus fort que le tiens
Dans certaines familles, tous les efforts sont investis pour faire de l’enfant-roi un véritable petit singe savant. Le phénomène a un nom: l’hyper-éducation des enfants.
Alexandra, 9 ans, est une enfant occupée. Le lundi, après sa journée d’école, ce sont les cours de gymnastique (de 16h30 à 20h00). Le mardi, son heure de dîner est consacrée à sa pratique de flûte traversière. Les rencontres hebdomadaires avec les Louveteaux occupent son mercredi soir, de 19h00 à 21h00. Le jeudi? Cours de flûte traversière de 15h05 à 16h15, suivi par une séance de gymnastique tout de suite après, de 16h30 à 19h45. Elle reviendra au gymnase le samedi de 12h30 à 17h00. Jusqu’à récemment, Alexandra suivait aussi des cours de chant, mais elle a dû abandonner. C’était comme genre un peu trop…
TROP EN FAIRE
Richard Koestner, professeur au département de psychologie à l’université McGill, s’est intéressé à ce phénomène que les Américains appellent "hyper-parenting", ou plutôt, l’hyper-éducation des enfants. M. Koestner définit la chose comme étant une "forme surimpliquée ou surengagée de parentalité". Le fait de trop s’occuper d’un enfant, en somme.
Le terme "hyper-parenting" a été inventé en 2000 par le psychiatre Alvin Rosenfeld et la journaliste Nicole Wise, auteurs du livre Hyper-Parenting: Are You Hurting Your Child By Trying Too Hard?. Dans cet essai, ils critiquent, entre autres choses, le sens des priorités de plusieurs parents d’aujourd’hui: "Cela en dit beaucoup à propos de nos priorités lorsqu’on sait que plusieurs parents investissent davantage d’énergie à apprendre à leurs enfants comment bien servir au tennis plutôt que de leur apprendre à bien servir l’humanité. Ils travaillent plus fort à leur montrer à bien parler en public plutôt que de leur apprendre à communiquer ouvertement et honnêtement avec les autres".
Dans le même esprit, faire écouter du Mozart à son enfant sous prétexte que la musique classique augmente le QI; vouloir lui apprendre à lire aussitôt qu’il est en âge de parler; régler son horaire à la minute près, de façon à ce qu’il ait toujours une activité enrichissante à réaliser; le pousser sans cesse à s’accomplir afin de l’amener à développer ses talents ou habiletés… Voilà quelques exemples concrets de ce qui pourrait devenir de l’hyper-éducation. Bien sûr, il n’y a rien de mal à vouloir stimuler son enfant! Selon les spécialistes, tout est dans le dosage. Or, les parents en font parfois trop.
LES VISAGES DE L’HYPER-ÉDUCATION
Isabelle Gingras, une chercheuse postdoctorale qui collabore avec M. Koestner pour élaborer un nouveau programme de recherche sur l’hyper-éducation, a identifié trois éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’on parle du sujet: la surimplication, la surstimulation et la surprotection.
"Lorsque les parents font de la microgestion et veillent à régler les moindres détails de la vie de l’enfant, explique M. Koestner, il y a surimplication." Par exemple, pousser l’enfant à se lier d’amitié avec un autre enfant (choisi par le parent) est un domaine de la vie infantile qui n’a pas besoin de l’implication du parent. Or, des parents surimpliqués deviennent souvent obsédés par leur enfant et s’oublient par le fait même.
L’horaire chargé d’Alexandra ressemble à un cas typique de surstimulation. Après l’école, c’est le cours de natation, la leçon de piano, le cours de ballet, la pratique avec la chorale ou le patinage artistique. La fin de semaine venue, c’est la course pour arriver à l’heure au tournoi de hockey et la campagne de financement pour l’équipe de soccer. Pas le temps de s’ennuyer! "Par crainte que leurs enfants accusent un retard par rapport aux autres, explique M. Koestner, les parents tentent de trop enrichir l’enfant et stimuler son intellect. L’enfant est surchargé d’activités sportives ou autre, il vit une pression constante."
La surprotection, enfin, est le syndrome de la mère poule. Par peur d’être considérés comme de mauvais parents, certains préviennent les échecs que pourraient subir leurs enfants et facilitent leur vie. À un point tel que ces derniers risquent d’avoir de la difficulté à développer leur capacité à surmonter les obstacles de l’âge adulte.
LES CONSÉQUENCES DE L’HYPER-ÉDUCATION
Des études ont démontré que des adolescents évoluant dans des familles où les pressions de la "perfection" sont importantes atteignaient des niveaux plus élevés d’anxiété et de dépression. Mais l’enfant n’est pas la seule victime de l’hyper-éducation, les parents aussi! "Personnellement, je m’inquiète du fait que l’hyper-éducation déséquilibre la vie des parents, explique M. Koestner. Certains peuvent se retrouver à négliger leur vie de couple, leurs amis ou leur propre développement personnel parce qu’ils sont trop occupés à faire tout en leur possible pour maximiser le potentiel de leur enfant. Il est évidemment important que les parents s’engagent dans la vie de leurs enfants et qu’ils les aident à poursuivre leurs objectifs, mais il est aussi primordial pour un enfant de voir ses parents mener une vie de couple en santé, entretenir un bon réseau d’amis, etc."
DES SOLUTIONS
Depuis la publication de son livre, l’un des deux "inventeurs" de l’hyper-éducation, le Dr. Rosenfeld, a mis sur pied un organisme, National Family Night, qui invite les familles américaines à consacrer au moins une soirée par mois à des activités familiales, sans l’intrusion de devoirs, d’activités parascolaires ou sportives.
Dans le même sens, Richard Koestner propose aux parents de ralentir la cadence: "Je pense qu’il est déjà suffisamment difficile pour la plupart des parents de maintenir une vie équilibrée après la naissance d’un enfant sans avoir à ajouter à leur horaire quotidien toutes sortes d’activités de stimulation discutables."
Par un processus d’auto-amélioration, l’enfant devient progressivement un adulte intelligent et équilibré capable de vivre en société. Comme c’est un processus naturel, inutile de forcer les choses! "Je me remémore souvent à quel point mes propres parents étaient décontractés et combien mon frère, ma soeur et moi avons finis par devenir des gens heureux et productifs, raconte Richard Koestner, qui est aussi le père d’une petite fille. Aujourd’hui, j’essaie donc d’être plus décontracté dans mon rôle de parent. Je veux participer à la vie de ma fille, mais je ne veux pas sentir que j’aie à gérer et à diriger tout ce qu’elle fait. Je la veux libre de développer ses propres intérêts et ses propres façons de faire les choses."
Les parents sont avant tout des modèles pour leurs enfants. Loin d’être des coachs, des patrons ou des dictateurs, ils sont des sources d’inspiration. En d’autres mots, voir vivre ses parents est une véritable émission de télé-réalité pour l’enfant! C’est grâce à ce modèle qu’il forge sa propre personnalité. "Il est sain pour un enfant de voir ses parents connaître une heureuse vie de couple ou caresser des projets personnels signifiants, ajoute M. Koestner. Et je pense que, pour un parent, mener une vie saine est plus facile à réaliser si toutes ses énergies ne sont pas constamment utilisées à la promotion du développement de l’enfant."
En somme, mener une vie équilibrée et heureuse en tant que parent est peut-être le meilleur héritage à léguer à son enfant. Et c’est bien moins coûteux qu’une leçon de piano!