Bernard Landry, Réjean Thomas, Mario Dumont, Françoise David, Anne-Marie Cadieux, Nadine Bismuth, Pierre Lapointe, Nelly Arcan : Les invasions barbares
Le titre du film d’Arcand suffit-il à stigmatiser l’année? Presque. Nous avons demandé à des gens que nous avons aimés, dont nous avons parlé ou qui ont fait l’actualité politique et culturelle de nous livrer quelques impressions fugaces sur ce que fut pour eux 2004. Constat de conflits, de pertes, de défaites…
BERNARD LANDRY, CHEF DU PARTI QUÉBÉCOIS:
Bush, des reculs
"L’événement planétaire de l’année, c’est l’élection de George W. Bush. Parce que les États-Unis sont la première puissance du monde et qu’ils s’érigent en gendarmes et en juges du monde. Le fait que les Américains aient fait un tel choix n’est pas de bon augure pour l’humanité. Qu’ils choisissent qui ils veulent, c’est leur affaire. Cependant, comme ils ont des responsabilités de leaders mondiaux, cela a des impacts ailleurs.
Dans cette élection, il y a des signes de régression démocratique. Le fait que la religion prenne autant de place dans la décision démocratique d’un peuple en est un. Parce qu’une des victoires de la démocratie avait été de faire de la religion une affaire privée. Or, les rédacteurs de la Constitution américaine tels Thomas Jefferson ou John Quincy Adams étaient plus avancés il y a deux siècles que Bush aujourd’hui.
Au Québec, le fait que 54 souverainistes nous représentent à Ottawa depuis les élections fédérales est aussi un signe très important pour l’avenir. Nous avons perdu un référendum en 1995 par 30 000 voix et l’élection d’une immense majorité de souverainistes à Ottawa démontre que la prochaine fois, nous allons gagner.
Le gouvernement Martin a un an et on ne peut pas dire qu’il se soit illustré d’une façon particulière dans quelque domaine que ce soit. Martin lui-même a été une déception pour ceux qui ne le connaissaient pas bien. Moi, je l’ai retrouvé tel qu’il était. J’ai toujours pensé qu’il n’était pas du même calibre politique que Jean Chrétien qui, lui, n’était pas du même calibre politique que Trudeau. Alors ça ne s’améliore pas.
Sur le plan culturel, il y a eu les succès éclatants du cinéma québécois. Cela démontre que notre activité culturelle est maintenant universelle. Le monde peut maintenant se délecter de La Grande Séduction et des Invasions barbares.
En matière sociale, il y a eu, hélas! un recul en ce qui concerne la loi pour lutter contre la pauvreté. Le Québec avait adopté à l’unanimité de son Assemblée la première loi au monde vraiment complète de lutte contre la pauvreté. Et le gouvernement qui nous a suivis est en train de défaire ça. Cela marque une régression qui décourage les gens qui se préoccupent de ces choses-là."
RÉJEAN THOMAS, DIRECTEUR DE LA CLINIQUE L’ACTUEL:
Les préjugés, Haïti… Bush
"L’élection de Bush a été un événement qui a touché toute la planète et qui m’a déprimé, comme beaucoup de gens. Des amis de Médecins du monde qui vivent à New York étaient tout aussi déprimés. J’étais convaincu jusqu’à la dernière minute que John Kerry allait gagner. On disait que la dernière élection avait été un vol, mais là on s’apercevait que la société américaine était clairement divisée en deux. Cette fois, ils ont voté pour lui, il a été élu démocratiquement et il faut l’accepter et l’assumer. Cela crée une inquiétude quant à ce que nous réservent les prochaines années sur le plan de la guerre et de la paix dans le monde.
Il y a aussi la politique américaine de lutte contre le sida. À la conférence de Bangkok cette année, le gouvernement américain a été très critiqué. Comme ils le font en politique étrangère, les Américains font cavalier seul en la matière. Ils subventionnent des organismes qui ne travailleront pas du tout pour les méthodes contraceptives.
Les catastrophes en Haïti m’ont aussi touché personnellement. C’est un pays que je connais bien, où je vais trois ou quatre fois par année depuis dix ans. Et ce qui m’a beaucoup désolé quand j’y suis allé fin septembre, c’était de voir que cette flamme qui brillait toujours dans les yeux des Haïtiens, malgré la misère, semblait disparue. J’avais l’impression que l’espoir s’était comme évanoui.
L’événement qui m’a le plus marqué au Québec, c’est l’histoire entourant le décès du docteur Di Lorenzo à l’hôpital Sainte-Justine au début de l’année. À la clinique, nous avons vécu ça avec une grande tristesse. On sentait qu’il y avait un recul sur le plan de la lutte contre les préjugés. L’attitude des médias face au docteur Di Lorenzo, dont on a montré la photo comme si c’était une criminelle ou presque, n’a pas arrangé les choses. C’est une femme qui a vécu sa maladie dans la solitude et l’isolement et qui n’avait jamais pris aucun risque avec les enfants. D’ailleurs, aucun enfant n’a été infecté, mais ça n’a pas fait la nouvelle…
Au Québec et au Canada, il y a eu la question du mariage gay et le débat l’entourant. Un débat dans lequel je n’ai jamais voulu m’impliquer personnellement car le mariage ne m’intéresse pas, qu’il soit gay ou hétéro! Mais quand j’ai commencé à voir surgir un peu d’homophobie subtile, j’ai écrit un article dans Le Devoir car je trouvais que le terrain devenait glissant. Alors c’est sûr que la récente décision de la Cour suprême est, dans ce contexte, un événement.
En terminant, je me dois de souligner les 20 ans de solidarité à la clinique L’Actuel."
Mario Dumont, chef de l’Action démocratique du Québec:
Les Chinois, Bush
"L’événement de l’année, qui est moins un événement qu’une situation, c’est la montée de la Chine qui fut cette année ressentie comme un choc réel. Quand je me promenais au Québec, la Chine manufacturière de produits de plus en plus spécialisés était le sujet dont tous les gens parlaient. On en parle depuis longtemps mais aujourd’hui, les gens le vivent. Une entreprise spécialisée dans le meuble disait que la même pièce qu’elle achetait à Rivière-du-Loup jusqu’à récemment était disponible pour trois fois moins cher en Chine… La montée de ce pays est une des données qui risquent de marquer les prochaines décennies en Occident.
Évidemment, il y a l’élection américaine qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. En même temps, je me disais que ce n’est pas une nouvelle parce qu’au fond, il ne s’est rien passé. Environ 1 % des citoyens ont changé d’idée depuis quatre ans. Cela signifie tout de même quatre autres années de régime Bush qui auront des impacts sur les réalités économiques et militaires de la planète.
Au Canada, l’événement de l’année n’est pas l’élection fédérale mais bien le scandale des commandites, avec ses profiteurs accrochés au système. Ce scandale a totalement conditionné cette élection. Mais à quelque chose malheur est bon, parfois. Peut-être que pour quelques années ou quelques décennies, on restera marqués et que ce sera suffisant pour redresser des comportements. Il faut aussi noter la toute-puissance des libéraux fédéraux, qui est un phénomène inquiétant. On a un gouvernement qui a été pris la main dans le sac, comme un voleur qui aurait été filmé par la caméra d’un dépanneur la main dans la caisse, et la sanction, c’est un gouvernement minoritaire… Il semble que ce parti ne puisse pas perdre une élection!
Au Québec, ce fut une année relativement tranquille, mais l’événement marquant fut l’abandon du projet du Suroît et l’incapacité du gouvernement de mener à terme un projet polluant devant un mur d’opposition. L’opposition est venue de partout, même des Sœurs du Bon-Pasteur. Cela démontre qu’en matière de réalisation de grands projets et de développement, la société a changé. Les gens ont la conviction qu’on devrait être les champions de l’énergie propre, et quand un projet n’est pas nécessaire ou justifié, ils mettent le pied à terre dans tous les milieux. Et ça, c’est une bonne nouvelle."
FRANÇOISE DAVID, PRÉSIDENTE D’OPTION CITOYENNE:
Bush, la barbarie
"Je divise les événements en deux: d’un côté se trouvent ceux qui m’ont rendue triste ou qui m’ont indignée, et de l’autre, ceux qui me donnent de l’espoir. Évidemment, la première liste est plus longue que l’autre. Tout d’abord, il y a l’enfoncement et le développement d’une violence inouïe en Irak, dont les Américains sont largement responsables. Mais ils ne sont pas les seuls. Des gestes barbares se produisent de l’autre côté aussi, comme la décapitation de la directrice de CARE. L’Irak est un bourbier et on ne sait pas comment on va en sortir. Il y a aussi tout ce déni des droits fondamentaux des prisonniers que je trouve assez dégoûtant.
Dans ce contexte, l’élection de Bush est franchement la mauvaise nouvelle de l’année. Je ne dis pas que l’élection de John Kerry aurait fait tourner les États-Unis à gauche, mais on aurait au moins évité l’influence de la droite morale et religieuse sur les affaires du pays. Le lendemain de l’élection de Bush, j’avais le cœur gros. J’ai trouvé la pilule bien difficile à avaler…
Parmi les choses extrêmement tristes, il y a aussi la prise d’otages dans une école en Ossétie du Nord. Quand, au nom de causes qui peuvent être justes, on s’en prend à des enfants, je me dis qu’on a atteint des sommets de barbarie. On ne peut pas être militant de façon juste, honnête et équitable quand on décide de faire ça. Et je ne suis pas une fan de Poutine, bien au contraire…
J’ai aussi été frappée par les énormes inondations, non seulement en Haïti mais au Bengladesh où, paraît-il, durant quelques semaines, les deux tiers du pays étaient sous l’eau. Ce qu’on voit à travers ces phénomènes, ce sont les effets dramatiques des changements climatiques, de la déforestation et de la pauvreté. Ce sont des pays très pauvres et ils n’avaient surtout pas besoin de ça.
Du côté de l’espoir, il y a eu le mouvement de solidarité envers Haïti et l’abandon du projet du Suroît. Une autre bonne nouvelle est la bonne performance du Bloc québécois aux élections fédérales. Il fallait punir le gouvernement libéral pour le scandale des commandites et pour le reste. Je me réjouis aussi de la petite remontée du NPD au Québec.
Sur le plan international, il faut souligner la victoire de M. Chavez lors du référendum au Venezuela, malgré une féroce opposition de la droite soutenue par les États-Unis. Dans le domaine de la culture, le film Ce qu’il reste de nous d’Hugo Latulippe fut mon coup de cœur de l’année. Et last but not least, la naissance d’Option citoyenne. Je pense que cela contribue à faire connaître davantage la gauche au Québec."
ANNE-MARIE CADIEUX, COMÉDIENNE
Bush, les arts en péril
"Tout d’abord, je vais dire quelque chose que tout le monde a dit: les élections américaines. Parce que ça a tenu tout le monde en haleine. C’était très serré et les États-Unis étaient vraiment divisés en deux. Quelle déception que de voir cette carte du pays devenir de plus en plus rouge! Surtout qu’on avait un peu d’espoir car toute la gauche s’était mobilisée, de Michael Moore à plusieurs autres.
Tous les pays suivaient la soirée parce que, évidemment, l’élection du président américain ne touche pas seulement les États-Unis. Comme le disait Paul Auster, le monde entier devrait avoir le droit de vote lors de ces élections!
Mais il faut admettre que cette fois, ce fut une vraie victoire pour Bush. En corollaire, il y a aussi la défaite des démocrates. Comment se fait-il que les démocrates n’aient pas réussi à battre Bush? En fait, les démocrates n’ont pas réussi à convaincre les gens de l’escroquerie de Bush, même s’ils avaient tous les arguments en main, c’est quand même incroyable! On a bien remarqué que dans les grandes villes, les gens avaient voté beaucoup plus démocrate, et que l’Amérique du centre était restée très conservatrice. Il y a donc un fossé et les Américains devront faire un examen de conscience.
Parmi les autres faits marquants et intéressants, notons la reconnaissance par la Cour suprême du mariage homosexuel. On ne peut pas non plus passer sous silence les gros problèmes de financement de l’art contemporain qui font en sorte que des organismes culturels sont aujourd’hui en péril. Après la mort du Festival international de nouvelle danse, voilà que la Fondation Jean-Pierre Perreault et La La La Human Steps sont en difficulté. Sans compter la Cinémathèque qui est maintenant en péril. Notons aussi la fermeture de la Chaîne culturelle de Radio-Canada.
Le lancer du Félix et surtout sa couverture médiatique ont aussi fait l’événement, tout comme le film Les Invasions barbares et Benoît Charest avec ses Triplettes de Belleville. Sur la scène internationale, il y a eu l’apathie internationale devant le nettoyage ethnique au Darfour. Ça s’est passé sous nos yeux, mais étant donné qu’il n’y a pas d’intérêts économiques là-bas… Sur une note personnelle, j’ai bien aimé le spectacle de M!
NADINE BISMUTH, ROMANCIÈRE
Bush, Sagan, les enfants morts
"L’élection de Bush fut l’événement marquant, c’est bien sûr ce qui a fait l’année. Un autre événement qui m’a beaucoup marquée fut la prise d’otages à Beslan. S’attaquer directement à des enfants de la sorte, c’était vraiment horrible, il n’y a pas d’autres mots qui me viennent à l’esprit. Sinon, culturellement, je dirais que c’est le discours d’acceptation de l’Oscar du meilleur film étranger par Denys Arcand à la cérémonie des Oscars. Beaucoup disaient regretter qu’il n’ait pas parlé davantage. Moi je trouvais qu’il y avait une certaine nonchalance derrière ça. C’était class. Quand tu as un micro et que tu peux rejoindre des centaines de millions de personnes et que tu t’abstiens de le faire, je trouve cela admirable. J’ai adoré son "My time is up, as usual". Pour la nonchalance!
Dans le domaine littéraire, ce qui m’a marquée, c’est vraiment le fait que ce soit un couple de vétérinaires qui anime une émission littéraire. C’est super que les vétérinaires s’intéressent aux livres et concoctent des petits sketchs dynamiques pour nous le démontrer, mais ce qui est dommage, c’est qu’on n’ait pas d’autres choix que cela, car c’est la seule émission littéraire de la télé publique. Mais bon, une chose est sûre, c’est mieux que rien. Il faut également souligner la mort de Françoise Sagan.
Côté télé, l’événement fut selon moi la dernière de Sex and the City. Alors que la série avait mis de l’avant durant six ans une vision de la femme moderne, urbaine, drôle, indépendante, le dernier épisode m’a un peu déçue. Il m’a semblé que la conclusion contredisait l’esprit de la série. Pour une fois, j’aurais préféré que l’héroïne finisse toute seule, et non auprès du prince charmant. Mais ça demeurera quand même une série-culte."
PIERRE LAPOINTE, CHANTEUR
Éducation, mariage gai
"Tout d’abord, je veux faire un retour sur ce qui s’est passé aux Gémeaux avec les étudiants du Conservatoire et souligner le passage d’Émile Proulx-Cloutier à Tout le monde en parle, lui qui est allé dénoncer une des pires atrocités qu’on ait connues collectivement au cours des 30 dernières années, c’est-à-dire les coupures dans l’éducation. Mes amis proches sont étudiants et notre gouvernement tient une espèce de discours dans lequel il dit penser à long terme; mais, selon moi, si on pense à long terme, la première chose dans laquelle il faut investir, c’est l’éducation. Or, en ce moment, elle devient de plus en plus inaccessible. C’est totalement inacceptable parce que l’éducation, ça touche à tout: la santé, la science, la culture. Je fais donc un clin d’œil à cette cause par solidarité avec tous les jeunes de mon âge qui sont aux études et qui espèrent faire évoluer la société par l’éducation.
Je me suis réveillé en matière politique le jour où le Parti libéral est arrivé au pouvoir au Québec. Les petits festivals ont alors commencé à tomber parce que les subventions étaient coupées. J’ai pu mesurer l’impact que cela pouvait avoir sur mes amis.
Je trouve ça bien que dans le dossier du mariage gay, le débat ait été lancé au Québec. Quand j’étais ado, j’étais assez fana de chanson, j’ai pas mal tout écouté ce qui se faisait dans les années 60. J’ai fait beaucoup de liens entre ce qui se passait en musique et en politique. Je pense qu’on est une société extrêmement ouverte et ce sentiment d’oppression qu’on a vécu a fait en sorte qu’on s’est déniaisés plus vite que d’autres sociétés. Pour ça, je suis content de vivre au Québec, surtout quand on pense au mouvement de droite qui frappe les États-Unis.
Je pourrais aussi parler de l’élection de Bush, c’est tellement évident que c’est un événement marquant. J’étais avec des amis et on est allés se coucher avant de connaître le résultat officiel. On était tous sous le choc, on se disait: c’est horrible, c’est lui qui passe! Tu ne tomberas pas sur un Québécois conscient qui n’est pas d’accord avec ça."
NELLY ARCAN, ROMANCIÈRE
Les Invasions, la télé, moi…
"J’ai noté plusieurs événements qui ont marqué l’année. Parmi eux, il y a la mort d’Arafat, la réélection de Bush, que tout le monde déplore, la poursuite de l’invasion en Irak, le succès du film Les Invasions barbares, de Fahrenheit 9/11 et de Supersize Me. La réélection de Bush m’a marquée car je dois dire que, comme écrivain, je suis absolument plongée dans mon monde intérieur et très souvent déconnectée de ce qui se passe dans le monde extérieur. C’est important parce que je considère malgré tout que le monde extérieur prévaut sur le petit monde intérieur de chaque individu… Ce qui fait que non seulement j’essaie de me tenir au courant de ce qui se passe dans le monde, mais j’y accorde de plus en plus d’importance.
Au Québec, l’événement culturel fut sans doute l’arrivée de l’émission de télé Tout le monde en parle. Côté social, soulignons les 20 ans de la clinique L’Actuel. En matière politique, la performance du Parti libéral du Québec et ses idées, pas très bonnes, de partenariats public-privé. Je pourrais également dire qu’un événement important de l’année fut la sortie de mon livre, mais cela reste trop subjectif!"