Travailleuses du sexe : Les filles contre-attaquent
Société

Travailleuses du sexe : Les filles contre-attaquent

Les travailleuses du sexe sont souvent victimes d’abus. Deux d’entre elles et trois intervenants sociaux ont accepté de se réunir pour parler des moyens pris par ces femmes pour  riposter.

Depuis un an, les travailleuses du sexe de Québec se sont donné un outil pour lutter contre la violence dont elles sont victimes: une petite publication mensuelle dans laquelle sont dénoncés les clients à problèmes, ceux qu’il faut éviter à tout prix. On y trouve donc au fil des mois les descriptions de dizaines d’agressions subies par autant de prostituées actives dans la rue, en agence d’escorte, ou même dans des salons de massage, et surtout, les descriptions des agresseurs et de leurs véhicules. Ce journal constitue en quelque sorte une arme de plus dans la lutte inégale livrée aux nombreux prédateurs qui rôdent en ville.

Le Bulletin de solidarité existe à Québec depuis un an et il a été publié une dizaine de fois à ce jour. Les copies distribuées, quelques dizaines seulement, sont faites avec les moyens du bord. Les filles se les échangent sous le manteau ou mettent la main dessus en visitant l’un des organismes intervenant auprès des travailleuses du sexe. Si le bulletin tourne principalement autour des descriptions de clients violents qu’il contient, on y trouve aussi des éditoriaux et des poèmes, ainsi que des invitations à se réunir pour partager un repas en groupe.

"C’est une idée des filles qui venaient déjà régulièrement nous voir pour faire passer le mot à propos des violences qu’elles subissaient", explique Émanuelle, intervenante de Point de repères. Cet organisme loge dans le quartier Saint-Roch et ses portes sont franchies des milliers de fois par année par une clientèle qui recherche des kits d’injection intraveineuse propres, une oreille attentive ou les soins d’un infirmier. Un tiers des visiteurs est constitué de femmes, dont la majorité gravite ou a déjà gravité autour du monde de la prostitution.

Les artisanes du Bulletin de solidarité de Québec avouent s’être largement inspirées de ce qui se faisait à Montréal, où le Bulletin stellaire est produit depuis un moment déjà. Celui-ci va d’ailleurs plus loin que son petit cousin de Québec, en publiant parfois les détails complets des plaques d’immatriculation des clients à problèmes. Ici, on se contente pour le moment d’une description détaillée de l’agresseur et de sa voiture, et, à la limite, les trois premiers chiffres de sa plaque seront parfois dévoilés. "Nous recevons bien des descriptions avec les immatriculations complètes, mais nous les gardons en banque dans le cas où elles pourraient servir lors d’éventuelles enquêtes, explique l’une des contributrices du Bulletin. Il faut aussi tenir compte du fait que certaines filles travaillent gelées, alors elles peuvent se tromper d’un chiffre ou d’une lettre en rapportant le numéro de la plaque."

Même si le Bulletin intéresse toutes les travailleuses du sexe, ce sont celles de la rue qui le trouvent sans doute le plus utile. "Ce sont elles qui risquent le plus d’être violentées. Celles qui ne travaillent qu’en agences et dans des salons de massage sont dans des lieux fixes, elles ont des chauffeurs, des réceptionnistes et des gens toujours pas très loin; c’est moins risqué, même si ça leur arrive à elles aussi", explique Cyndi, jolie blonde de moins de 30 ans qui fait le trottoir depuis quelques années. "Maintenant, je travaille encore dans la rue, mais avec toute ma tête: je m’habille bien et je me déplace tout le temps. La fille qui est tout’ croche, qui parle aux trottoirs et qui fait du pouce court beaucoup plus de risques que moi, même si je ne suis pas à l’abri."

QUE FAIT LA POLICE?

Mais pourquoi se tourner vers une telle publication au lieu de faire appel à la police? "Quand on parle d’abus à l’égard des travailleuses du sexe, ce n’est pas nécessairement des viols, ça peut être se faire brasser, se faire insulter ou simplement ne pas être payée pour les services rendus. Ce type d’abus est arrivé à toutes les filles de la rue", affirme Nathalie, intervenante au Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ). Cyndi précise pour sa part que "certaines filles évitent d’aller porter plainte, car elles sont sous mandat. Il y a aussi celles qui ne sont pas encore fichées par la police comme prostituées et qui ne veulent pas le devenir". Sa collègue Natasha, qui présente le même profil, enchaîne sur le même sujet. "Si je suis victime de violence, j’aurai le réflexe de venir ici voir des intervenants, au pire pour demander conseil ou encore pour qu’on m’accompagne au poste de police, par peur de me faire dire que je n’avais qu’à ne pas me prostituer si je ne voulais pas être agressée…"

Émanuelle, de Point de repères, insiste sur la dangerosité de la rue dans certains cas. "La fille qui est dehors depuis trois jours sans dormir, qui est en manque de coke, elle sera d’accord pour aller n’importe où avec n’importe qui, elle sera prête à travailler sans condom afin de mettre la main sur son quart de poudre… Celles qui fonctionnent comme ça sont presque certaines d’être victimes de violence." Mario Gagnon, directeur général de Point de repères, où s’est déroulée la rencontre, précise toutefois que "dans tous les cas d’agressions, on suggère immédiatement aux victimes de porter plainte, tout en tenant compte de leurs réalités". Au sujet de l’apparition du Bulletin de solidarité à Québec, il dit que "la conjoncture – des filles qui voulaient s’organiser et des intervenants qui étaient sensibilisés à leur cause – a mené à sa création". "Des organismes comme les nôtres, poursuit-il, interviennent en matière de prévention des MTS, mais aussi au sujet de la violence, qui est un facteur déterminant de la santé." "L’isolement et la violence sont des facteurs qui influencent à la hausse le taux d’infections", acquiesce Émanuelle, entre une gorgée de café et une touche de cigarette.

En un an, le Bulletin a publié plus d’une soixantaine de descriptions d’agressions. "Et c’est seulement celles qui sont rapportées aux filles qui font le journal. On sait qu’il y en a plusieurs autres", dit Nathalie. À ce jour, ni les autorités ni des clients problématiques dont les descriptions apparaissent dans le Bulletin ne se sont manifestés pour se plaindre de la parution de ce dernier.

LA VIOLENCE, L’AUTODÉFENSE…

"Nous organisons des soupers pour les filles, parfois seulement pour le plaisir de se rencontrer, mais des fois, c’est thématique. Nous avons eu une sexologue qui a participé, et on pense maintenant faire quelque chose qui toucherait aux techniques d’autodéfense, indique l’une des artisanes du Bulletin. Pour repousser d’éventuels agresseurs, nous ne conseillons pas aux filles d’être armées pour se défendre, car un couteau peut très bien se retourner contre elles. On leur apprendra plutôt à savoir manier leur trousseau de clés, leurs bijoux ou encore une bonbonne de fixatif à cheveux."

À Québec comme ailleurs, il est difficile de connaître précisément l’ampleur du phénomène de la violence que subissent les prostituées. "Il y a des statistiques pour les agressions sexuelles en général, mais les travailleuses du sexe ne sont pas départagées du groupe. Les autorités ne veulent pas le faire, elles seraient obligées de s’occuper du problème", avance Mario Gagnon.

Plutôt que de revendiquer la légalisation de la prostitution, ce qui aurait pour effet d’écarter du métier les filles qui ne sont pas clean, selon l’expression de Cyndi, il faudrait opter pour la décriminalisation. "Il faudrait aussi plus de compréhension et d’acceptation de ce qu’on fait, car pour le moment, les clients savent que les filles ne portent pas toujours plainte. Dans le cas contraire, ils seraient plus respectueux." Les travailleuses du sexe doivent aussi apprendre à se respecter elles-mêmes, conclut Nathalie, qui croit que la parution du Bulletin de solidarité à Québec est un bon exemple de prise en main et d’organisation.