Patriote Art
Lorsqu’à la frontière de la loi, l’art joue avec les nerfs de la justice par volonté de contestation et de provocation, les limites de la liberté d’expression se resserrent. Bizarres aventures d’un créateur…hum…virulent.
Le 11 mai 2004, Steve Kurtz s’éveilla et vit que sa femme, Hope Kurtz, âgée de 45 ans, ne respirait plus. Les ambulanciers, incapables de la réanimer, signalèrent le décès à la police. Dans la résidence des Kurtz à Buffalo, les policiers trouvèrent de l’équipement de laboratoire, des boîtes de Pétri dans lesquelles semblaient pousser des bactéries, et quelques livres sur le bioterrorisme. Steve Kurtz leur expliqua que tout ce matériel était utilisé dans le cadre de projets artistiques et de la rédaction d’un nouveau livre.
Le lendemain, des agents fédéraux arrêtèrent Steve Kurtz alors qu’il quittait son domicile; ils y retournèrent le surlendemain afin de perquisitionner, revêtus de combinaisons et de masques protecteurs. Dans un courriel ultérieur envoyé à un collègue, Kurtz raconte: "On m’a gardé prisonnier pendant 22 heures. Ils ont saisi la dépouille de ma femme, ma maison, mon chat et ma voiture. Ils ont confisqué les ordinateurs, l’équipement scientifique, une partie de ma bibliothèque, des fichiers d’enseignement… et toute ma recherche pour mon livre à venir."
Kurtz est un des fondateurs du Critical Art Ensemble, un collectif de cinq artistes qui connaît un succès critique. Il réalise des œuvres d’art, écrit des livres et crée des sites Web ayant pour objet de démystifier des concepts tels que la biotechnologie et de s’interroger sur les bénéficiaires de certains types de recherche scientifique. Dans une installation intitulée Free Range Grain (Semence en liberté), dont une partie fut d’ailleurs confisquée par le FBI, l’Ensemble a construit un laboratoire portatif de dépistage génétique. Les visiteurs du musée avaient la possibilité d’apporter les céréales qu’ils consomment au déjeuner afin de déceler des modifications génétiques communes. Les membres du collectif se considèrent comme des "praticiens tactiques des médias". Leurs écrits, empreints d’une sombre vision orwellienne du pouvoir corporatif et gouvernemental, flirtent avec la provocation, usant d’un langage à caractère révolutionnaire, mais n’allant pas jusqu’à l’exhortation aux actes illégaux.
À l’époque du raid effectué par le FBI, Kurtz était en pleine préparation d’un nouveau projet, possiblement le plus controversé du groupe jusque-là, qui s’intitulait provisoirement The Marching Plague (La Peste en marche). Ce projet, qui simule des tests de guerre biologique auxquels se livre le gouvernement américain, se veut une critique de "la militarisation de la santé publique". Le mot est de Claire Pentecost, professeur de photographie à l’Institut d’art de Chicago et amie de longue date de Steve Kurtz.
Parmi les lignées inoffensives découvertes dans les boîtes de Pétri appartenant à Kurtz, l’on a trouvé le Bacillus atrophaeus, qui vit sous terre et dans la végétation en décomposition, et que l’on substitue fréquemment à son cousin Bacillus anthrax, dans le but de simuler une attaque à l’anthrax. L’on a aussi trouvé le Serratia marcescens, une bactérie d’un rouge éclatant utilisée depuis des décennies pour étudier la transmission bactérienne d’une personne à l’autre. Ce serait le généticien Robert Ferrel, de l’Université de Pittsburgh, qui aurait obtenu les bactéries et les lui aurait envoyées par la poste.
Le lendemain de la mort de Hope Kurtz, Pentecost a sauté dans un avion pour venir en aide à son ami en deuil. Deux agents du FBI l’assaillirent de questions à l’aéroport: Steve Kurtz a-t-il déjà prôné le renversement du gouvernement des États-Unis? Pourrait-il participer à une mouvance terroriste? "Je ne peux même pas imaginer une chose pareille", affirma Pentecost.
Quelques jours plus tard, le département de la Santé publique de l’État de New York révéla que les bactéries trouvées dans les boîtes de Pétri de Kurtz étaient du domaine public et non pathogènes. Le département détermina aussi que la maison de Kurtz ne représentait pas un danger. "On aurait pensé que les choses n’iraient pas plus loin après cela", déclare Pentecost.
Cependant, le 29 mai, deux agents du FBI ont suivi deux membres du Critical Art Ensemble jusqu’au Holiday Inn, en face du MASS MoCa, le Musée d’art contemporain du Massachusetts. Ces derniers y installaient une exposition qui allait inclure Semence en liberté. Ils furent cités à comparaître. Six autres assignations suivirent, destinées à d’autres artistes ayant des liens avec l’Ensemble et qui citent un article du USA Patriot Act interdisant la possession de "tout agent biologique" pour tout autre motif que "la recherche préventive ou thérapeutique, réalisée de bonne foi, ou à d’autres desseins pacifiques".
Le 29 juin, les chefs d’accusation "bioterroristes" furent remplacés par des accusations de fraude inculpant Kurtz et Ferrel, qui lui avait posté les bactéries. Ils furent inculpés d’avoir fomenté un plan pour frauder le laboratoire de génétique humaine de l’Université de Pittsburgh et l’American Type Culture Collection, la compagnie à laquelle ils ont fait appel – parce qu’ils auraient contrevenu à la réglementation sur l’obtention, le stockage et le transport de microbes.
Des observateurs juridiques et scientifiques ont vivement critiqué le FBI pour cette attaque excessive visant un artiste notoire et un chercheur scientifique. Francis Boyle, professeur de droit à l’Université de l’Illinois, à Urbana-Champaign, et l’architecte du 1989 Biological Weapons Anti-Terrorism Act, la loi antiterroriste de 1989 sur les armes biologiques, affirme que la loi était censée cibler les chercheurs en biodéfense qui ont des contrats avec le gouvernement américain, et qui auraient également la capacité de développer des armes biologiques. Pour lui, les gestes posés par le FBI représentent "un usage choquant et inapproprié de la loi". Michael Battler, le procureur en charge de l’affaire, déclare, lui, que "le monde a bien changé depuis… et la loi doit refléter la nouvelle donne".
Kurtz a plaidé non coupable le 8 juillet. Son cas est devenu une cause célèbre parmi certains artistes et des militants des droits civiques. Ses supporters ont déjà organisé plus de 15 événements-bénéfice dans le seul but de lever des fonds pour ses frais juridiques croissants. Une audience prévue le 11 janvier 2005 à Buffalo déterminera s’il y aura un procès. Selon les avocats qui représentent Kurtz et Ferrel, ces derniers n’ont pas commis de crime, puisque leur intention n’était pas criminelle. Si jamais un jury ne partageait pas cet avis, la critique artistique de la science à laquelle se livraient Steve Kurtz et Robert Ferrel pourrait se solder par un séjour dans une prison fédérale.