Dorer la pilule
Immodium, Actifed, Viagra, Lipitor, Zovirax: des médicaments récents rapportant des milliards, mais dont les effets secondaires ne cessent de surprendre. Maintenant que de simples analgésiques sont retirés du marché, l’homologation gouvernementale et les tests cliniques nous protégent-ils contre l’appétit des pharmaceutiques? Danger.
Plusieurs des jeunes patients du Dr Nancy Olivieri, un pédiatre estimé de l’hôpital pour enfants malades de Toronto, souffrent de thassalémie, une maladie du sang héréditaire. Une nouvelle molécule, la défériprone, permettrait d’éviter chez ceux-ci des accidents cardiaques dus à une surcharge de fer. Lorsqu’en 1993, elle signe avec la société Apotex Research Inc un protocole de recherche, personne ne se doute de la saga à venir. Après de premiers essais thérapeutiques et quelques résultats encourageants, le Dr Olivieri soupçonne chez ses patients un risque d’effet secondaire potentiel, l’aggravation d’une fibrose hépatique. En scientifique avertie, elle désire faire signer à ceux-ci une nouvelle lettre de consentement mentionnant ce risque, et soumet ses doutes à ses supérieurs. Aussitôt, la compagnie pharmaceutique met fin au contrat (mais poursuit les protocoles de ce médicament entrepris ailleurs, sans prendre en compte cette alerte), et menace le Dr Olivieri de poursuites, au cas où elle aurait la mauvaise idée d’outrepasser la clause de confidentialité qui les unit. Bravant les pressions, elle présente tout de même ses résultats lors d’un colloque. Dans les six années qui vont suivre, d’inextricables batailles juridiques et professionnelles vont attirer l’attention des scientifiques occidentaux, pendant lesquelles le Dr Olivieri ne sera soutenue que par l’Association canadienne des professeurs d’université, sa propre administration se désistant de sa défense. Et pour cause: l’université de Toronto, à laquelle l’hôpital est affilié, est en attente d’un don de 20 millions de dollars pour la construction d’un bâtiment, généreuse contribution d’Apotex, reconnue pour son influente philanthropie… Au Canada et dans le monde, le rapport d’enquête se rapportant à ce cas a révélé l’odieux bâillonnement que les puissantes compagnies pharmaceutiques tentent d’imposer aux chercheurs.
Selon le professeur de philosophie et essayiste Jean-Claude St-Onge, auteur de L’envers de la pilule: les dessous de l’industrie pharmaceutique, le visage sombre et alarmant de cette industrie montre comment elle est devenue au cours des dernières décennies le plus rentable des investissements, ses titres ayant gagné la réputation de valeurs sûres, dans un mirobolant marché de plus de 400 milliards de dollars annuels, que se partagent une quinzaine de multinationales. Pendant qu’un nombre croissant d’individus et d’organismes s’alarment à cause des abus de ces super sociétés, "le coût des médicaments représente le facteur le plus inflationniste des budgets en matière de santé. Au Québec, le pourcentage du budget qu’on y consacre a triplé entre 1980 et 2000, occupant actuellement 16,9 % des dépenses annuelles", explique-t-il.
Récemment, les retraits et les mises en garde de médicaments ont profondément remis en question les protocoles précédant la mise en marché de nouvelles molécules, et par extension, les objectifs commerciaux qui les sous-tendent, ainsi que l’incapacité de l’industrie pharmaceutique à s’auto discipliner. Qu’en est-il donc de la fiabilité des médicaments sur le marché? Pour Jean-Claude St-Onge, plusieurs médicaments soulèvent énormément de questions avant leur approbation, questions auxquelles on aurait dû logiquement répondre avant leur mise en marché: "Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) sont parmi les médicaments les plus prescrits au monde pour soigner l’arthrite, les maux de dos, les douleurs menstruelles, etc. Ces produits sont si familiers qu’on a tendance à les considérer comme absolument sécuritaires. Au début des années 1990, on évalue à 3 000 ou 4 000 le nombre de morts liées à la consommation de ces produits au Royaume-Uni. À la même époque, aux Etats-Unis, l’utilisation des anti-inflammatoires entraîne 70 000 hospitalisations et 7 000 morts. Ils font partie des produits les plus fréquemment retirés du marché, les autres catégories étant les anti-infectieux, les antalgiques et les antidépresseurs."
RETRAITS ET EFFETS INATTENDUS EN HAUSSE
Plusieurs observateurs prédisent que les retraits et les mises en garde seront une tendance malheureusement à la hausse, car face à la pression des lobbies, à l’appétit commercial et aux protections juridiques qui servent de paravent à l’industrie, on constate un glissement législatif vers la gestion de risques, au détriment de la fiabilité des produits avant leur commercialisation. "Chaque année au Canada – au septième rang sur le marché mondial du médicament, 1 300 études emploient des cobayes humains pour tester de nouveaux médicaments. Trop souvent, ces études ne sont guère qu’une forme déguisée de promotion commerciale afin d’encourager les médecins – qui sont souvent compensés pour ce travail – à prescrire un médicament que les patients prendront ensuite pendant des années", déclare Jean-Claude St-Onge. Pourtant, l’approbation d’un médicament par les agences de contrôle traverse plusieurs étapes obligées. D’abord testés sur des tissus et des cellules, on procède ensuite à des expérimentations sur des animaux, avant de passer aux essais cliniques sur des volontaires humains (individus en bonne santé, volontaires atteints de la maladie ciblée par le médicament, patients recrutés dans les cliniques et les hôpitaux), résultats qui sont ensuite comparés à la prise de placebos. Au terme de ces essais, la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada approuvera ou non la commercialisation du produit. Mais en dépit d’une procédure apparemment rigoureuse, ces études seraient souvent biaisées: "La plupart des essais sont faits sur des populations plus jeunes, moins susceptibles de produire des effets indésirables. Les femmes en âge de procréer, les personnes âgées et les enfants sont souvent exclus des études, bien qu’ils soient susceptibles d’être exposés aux médicaments. Une étude canadienne publiée en 1991 révèle que la plupart des effets indésirables des médicaments se produisent chez les femmes et les personnes de plus de 50 ans. Tout indique que les entreprises conçoivent les études cliniques pour obtenir des résultats qui mettront leur produits sous une lumière favorable", ajoute l’auteur. D’après le New England Journal of Medecine (1), de nombreux cas de manipulation des résultats des essais cliniques peuvent être recensés. On y affirme que les essais sont "préconçus pour obtenir des conclusions allant dans le sens désiré, que les bénéfices sont systématiquement majorés, les effets indésirables minimisés, et les résultats gênants supprimés".
LE CABINET DU DR PETIOT
L’histoire du Vioxx (commercialisé en 1999 par Merck pour concurrencer Celebrex fabriqué par Pfizer), montre à quel point la vigilance pharmacologique peut être ignorée. Lors des essais cliniques, un petit nombre de patients avaient éprouvé des effets indésirables sérieux. Bénéficiant d’un budget promotionnel de plus de 500 millions de dollars pour son lancement mondial, Vioxx est publicisé comme un nouveau produit "révolutionnaire". Le médicament serait directement responsable d’un nombre effarant d’incidents cardiaques (entre 88 000 et 130 000), dont 30 à 40 % auraient été mortels. Autre exemple, le Paxil, l’antidépresseur vedette de Glaxo: un document interne dont le Journal de l’Association médicale canadienne a obtenu copie demande au personnel de garder sous clé une étude démontrant qu’il n’est d’aucune utilité pour traiter les mineurs (2). Le document suggérait de "gérer la dissémination des données de façon à minimiser tout impact commercial négatif" du Paxil. Pour Jean-Claude St-Onge, les exemples abondent: "Il y a tout simplement incompatibilité entre les buts commerciaux et les objectifs scientifiques visés par ces essais. C’est pourquoi l’ICH (International conference on harmonisation of technical requirements), à laquelle collabore le Canada, cherche à alléger le processus d’approbation des nouveaux médicaments avec un objectif clair, celui de réduire les coûts au détriment de la santé et de la sécurité. Santé Canada a confirmé ces nouvelles orientations dans La santé et la sécurité d’abord, un document largement controversé qui propose un cadre légal. Si la nouvelle loi est adoptée, elle empêcherait l’application du principe de précaution, et transférerait le fardeau de la preuve du manufacturier à Santé Canada, délestant le fabricant de toute responsabilité pour négligence en matière de réglementation".
Au Canada, contrairement aux États-Unis, le processus d’homologation des médicaments se déroule à huis-clos, et pour des raisons de confidentialité commerciale, personne n’a accès aux décisions des évaluateurs, ainsi qu’aux données sur les médicaments d’ordonnance susceptibles d’être dangereux, voire mortels pour les Canadiens. Cette autorisation, assortie d’une monographie décrivant les avantages, le mode d’emploi et les risques du produit, repose uniquement sur les informations fournies par les fabricants. De plus, un manque de fonds laisserait les agences de contrôle à la merci des sociétés pharmaceutiques: "Une partie substantielle du financement pour l’évaluation des nouveaux médicaments provient de l’industrie, soit 40,7 millions de dollars canadiens en 2003-2004. C’est ainsi qu’une tranche importante des salaires du personnel gouvernemental provient de l’industrie. Les fonctionnaires, aussi compétents et intègres soient-ils, n’ignorent pas cette situation", ajoute M. St-Onge. Et c’est sans compter les nombreux et potentiels conflits d’intérêts, déjà médiatisés, entre de hauts fonctionnaires de Santé Canada et certains dirigeants de fabricants canadiens.
Soulignons aussi que la mise au point des nouveaux médicaments est largement financée par les contribuables. Selon Jean-Claude St-Onge, "Au Québec, qui tente d’attirer les fabricants, les crédits d’impôts provinciaux et fédéraux atteignent la somme fabuleuse de 80,50 $ sur chaque tranche de 100 $ dépensés par les fabricants en salaires de recherche et développement, l’un des meilleurs traitements fiscaux au monde". On pourrait croire que cela freinerait l’explosion des coûts des nouveaux médicaments, dont seulement 8,7 % représenteraient des avancées thérapeutiques substantielles (3). Mais il apparaît pour plusieurs, et de l’aveu même de l’un des PDG de Merck, Raymond Gilmartin, que "le prix des médicaments n’est pas déterminé par les coûts (réels) de la recherche, mais par la valeur qu’ils ont en matière de prévention et de traitement de la maladie". Ainsi, trois commissions d’enquête au Canada ont déjà signalé que certains médicaments pouvaient se vendre des centaines de fois plus qu’il en coûtait pour les fabriquer. Tel le Vincristine, un médicament luttant contre la leucémie, que l’on achète au Pérou pour 2 671 $ le milligramme, alors qu’à Amsterdam, la même quantité est disponible pour… 1,58 $.
Puisque la prise d’une substance médicamenteuse n’est jamais un geste anodin, Jean-Claude St-Onge préconise les gestes essentiels pour garantir un minimum de protection individuelle: "Il faut absolument consulter le Compendium des produits pharmaceutiques que les pharmaciens doivent tenir à la disposition des clients, et y consulter la liste des effets secondaires. Cette liste est beaucoup plus exhaustive que les feuillets souvent remis avec le médicament. Ensuite, on doit nécessairement consulter le site internet de Santé Canada, où la Direction des produits thérapeutiques émet les mises en garde contre les effets indésirables des médicaments, et recommande des sites fiables qui dispensent l’information juste, tels que www.prescrire.org ou encore www.citizen.org/hrg/index.cfm."
L’article est signé par le Dr Thomas Bodenheimer, de l’université de Californie à San Francisco, dans l’édition de mai 2000.
Au Canada, 3 millions d’enfants consomment des antidépresseurs.
Selon le Patented Medicine Review Board, qui a examiné 577 médicaments brevetés et commercialisés entre 1991 et 1997. La moitié d’entre eux sont de simples dérivés du produit original, et 41 %, des nouveautés offrant peu ou pas d’avantages par rapport aux produits déjà sur le marché.
St-Onge, Jean-Claude, L’envers de la pilule: Les dessous de l’industrie pharmaceutique, Écosociété, 2004.