Vous connaissez ce poème de Nelligan. Comme tout le monde. Dedans, il y a un vers que j’aime bien, c’est celui qui rime avec "jardin de givre". Ce vers, ç’aurait pu être une question, même si ça n’en est pas une: "Qu’est-ce que le spasme de vivre".
Ce n’est pas une question, donc, mais si c’en était une, je répondrais que le spasme de vivre, c’est mourir un peu. Pas nécessairement de la douleur que t’as, que t’as. C’est aussi le moment où, quand t’es enfant, la balançoire termine sa course et, pendant une fraction de seconde, tu lévites, les chaînes se détendent, et tu meurs un peu, puis elles se retendent et tu reviens vers le sol. C’est quand tu joues au ballon prisonnier et que la balle vient vers toi à toute vitesse; c’est quand tu comptes un but au hockey.
Tout petit, donc, t’es tellement vivant que t’arrêtes pas de mourir.
Ensuite, en vieillissant, ces petites morts se transforment, et s’espacent aussi. Elles deviennent exploits sportifs, sauts à ski, courses à pied ou descentes à vélo, orgasmes, amours fous ou révélations intellectuelles. Il y a le rire, dont on meurt souvent aussi. Et faire des enfants vous tord les boyaux au point où vous vous demandez si vous n’allez pas y rester.
Une vie est donc remplie de petites morts, si vous voulez.
Et à quoi je veux en venir avec tout ça? Au fait qu’on meurt si souvent un tout petit peu que la vraie mort, elle, la grande, on la néglige. On a beau la craindre, la voir venir tout le temps comme des paranoïaques, on ne la respecte plus. Quand elle arrive, c’est normal, on fait tout pour l’éviter, mais quand elle devient inexorable, on refuse encore de lui concéder la victoire plutôt que de mener un combat perdu d’avance dans des circonstances inhumaines.
Aussi, on craint souvent que la fin arrive trop vite, mais on pense moins aux fois où elle survient trop tard. C’est pas pire, mais c’est pas nécessairement mieux non plus.
"Je ne suis pas mort, mais les vers me rongent déjà. Je ne veux pas vivre une journée de plus de la sorte. Et j’espère que rien ne me fera changer d’avis", a annoncé Marcel Tremblay aux journalistes avant de rentrer chez lui et de s’enlever la vie.
Marcel Tremblay n’était pas suicidaire. Il n’avait pas perdu sa blonde ni son job. Il n’avait pas de problème de dope ni de jeu. C’était un vieillard souffrant atrocement d’une maladie dégénérative qui le condamnait. Pas seulement à la mort, mais à une mort lente, pénible, vicelarde, que la science ralentissait en lui enlevant par le fait même le goût de continuer à vivre.
C’était un vieux bonhomme qui avait tellement aimé sa vie qu’il voulait qu’elle se termine un peu mieux qu’en une pathétique tragédie.
Et si certains croient qu’il s’est donné en spectacle en convoquant la presse pour annoncer sa fin, ils ont parfaitement raison. En fait, il a offert le spectacle de la seule vraie justice que l’acharnement thérapeutique lui refusait: celui d’une mort digne.
Marcel Tremblay a montré devant tout le monde l’absurdité de son geste, absurdité qui réclame qu’à l’instar des Pays-Bas, nous nous dotions d’une politique de suicide assisté, en toute légalité, avec l’appui de la médecine.
Marcel Tremblay a dit à tous les théoriciens de la vie à tout prix, à ceux qui prétendent que veut mourir celui qui ne peut composer avec la douleur: tu me trouves lâche, viens donc tâter de ma souffrance pour voir si tu composes avec, toi.
Marcel Tremblay a dit: non, je n’irai pas en Suisse pour en finir; non, personne de ma famille n’ira en prison pour abréger mon calvaire.
Il aurait pu citer Nelligan, lui aussi, le même poème que moi, et dire: "pleurez, oiseaux de février, au sinistre frisson des choses". Mais il n’avait pas le sens du drame qu’on a voulu lui prêter.
En public, mais le plus simplement, Marcel Tremblay a fait tomber le rideau en rappelant que le respect de la vie, c’est aussi celui de la mort.