Maudit Québec
Société

Maudit Québec

Ils constituent le deuxième groupe d’immigrants au Québec mais ils ne sont considérés ni comme une minorité visible ni comme une communauté culturelle. Les Français commencent à peine à éveiller l’intérêt des chercheurs à mesure que le fantasme de l’intégration parfaite se fissure.

Ils sont jeunes, francophones maîtrisant l’anglais, en bonne santé et majoritairement diplômés de l’université. Favorisés, les immigrants français? Une récente enquête émanant de l’observatoire statistique d’Immigration et métropoles, la première à s’intéresser au groupe constitué par les immigrants français et basée sur le recensement de 2001, le confirme: leur revenu est nettement supérieur à celui des autres immigrants, voire, si l’on s’en tient aux chiffres concernant Montréal, à celui des natifs du Québec. Professionnellement, on trouve la majorité d’entre eux dans les secteurs des sciences naturelles et sociales, alors que les autres groupes d’immigrants tendent à travailler dans le secteur manufacturier et celui du transport. Le tiers vit à l’extérieur de Montréal, beaucoup en banlieue, signe d’une bonne intégration. Leurs enfants sont scolarisés au public comme au privé, sans préférence pour l’un ou l’autre des systèmes d’éducation, ce qui tendrait à contredire l’idée selon laquelle ils rejettent le système d’éducation québécois.

Ils sont aujourd’hui officiellement au nombre de 50 000 et représentent la plus importante source d’immigration européenne des dix dernières années. La plus forte proportion d’entre eux est arrivée après 1996, à la grande satisfaction du MRCI qui peut se targuer d’avoir su trouver les arguments pour convaincre. Apparemment, l’opération séduction est un succès. Et pourtant: les réunions de préparation au retour en France données par le consulat ne désemplissent pas et on parle plutôt d’immigration pendulaire. Les Français vont et viennent au Québec, et dans les forums de discussion Internet, ils sont des centaines à jurer qu’on ne les y prendra plus. Le site Immigrer-contact.com, créé par Yann Takvorian, un immigrant français, en réaction au "positivisme forcené" du discours ambiant, en est le parfait exemple: un véritable "café de la gare" comptabilisant 20 000 inscrits depuis plus de deux ans et carburant aux témoignages de frustrations vécues par les immigrants français sur le sol québécois. Éducation, santé et racisme sont au menu. Avec, au premier rang des sujets de discussion, la solitude engendrée par… les difficultés d’intégration.

Économiquement bien nantis, dispersés sur le plan géographique, les immigrants français n’ont pas jusqu’à présent été perçus comme un groupe homogène et distinctif. L’intérêt pour les problématiques qui s’y rattachent est donc dérisoire. Micheline Labelle, professeure spécialisée en sociologie de l’immigration, avoue ne connaître "aucun ouvrage majeur sur ce sujet précis". Elle note cependant, sur la base de recherches effectuées sur les populations immigrantes venant de l’ensemble de l’Europe du Nord, que "les Français n’ont pas été victimes de discrimination dans les 30 dernières années".

Pas discriminés, favorisés, d’où vient alors le malaise? Sylvie Fortin, une des rares (voire la seule) chercheuses à s’être intéressée exclusivement aux immigrants français du Québec, insiste sur les motifs de l’immigration: "Les immigrants français forment une population favorisée. Ils ne rencontrent pas de grosses difficultés économiques, et parmi eux, personne ne se retrouve au banc des exclus. Mais ce qui les distingue des autres, c’est qu’ils ne pensent pas être dans une trajectoire d’immigration." Paradoxalement, ce serait donc leur situation privilégiée qui poserait problème: "Ils ont du mal à s’identifier à un groupe minoritaire et le fait de posséder la même langue évacue la dimension migratoire. Certains ont donc du mal à modifier leurs habitudes de vie parce qu’ils ne le perçoivent pas comme une étape nécessaire." Constat corroboré par Isabelle Delacroix, directrice du bureau montréalais de l’Office des Migrations Internationales: "C’est particulièrement frappant dans les clubs de recherche d’emploi. Beaucoup d’immigrants français sont surpris du changement. Ils ne s’attendaient pas à ce que trouver du travail soit si difficile, encore moins à devoir apprendre de nouvelles techniques, comme la création d’un réseau ou la candidature spontanée."

La conscience de participer à un processus d’adaptation est d’autant plus difficile à acquérir que beaucoup de nouveaux immigrants des dernières années ont pris la décision de partir sur un coup de tête, alléchés par les discours de la Direction générale du Québec. À cet égard, les témoignages récoltés sur le forum de discussion du site Immigrer-contact sont particulièrement éloquents. Marine, qui est rentrée en France, s’insurge: "Non, il ne fait pas bon vivre au Québec. On vous promet monts et merveilles et on vous fait payer le prix fort pour avoir l’honneur de vous installer dans cette merveilleuse province. (…) Bienvenue en Amérique du Nord, toutes taxes incluses. Plus de vacances, plus de retraite, vie sociale inexistante, vie culturelle affligeante, climat abominable. Parcours du combattant pour trouver un emploi décent. (…) Oubliez votre fierté et votre dignité, car ici vous n’êtes plus rien." Le sentiment d’isolement est d’autant plus fort que les immigrants français, persuadés d’être en mesure de recréer sans difficulté des liens sociaux équivalents à ceux laissés en France, ne cherchent pas à former une communauté.

Au sein des quelque 30 associations françaises existantes au Québec, on s’étonne du peu d’intérêt de la part des immigrants. L’Union française, qui constitue la structure la plus importante, regroupe moins de 800 adhérents. Véronique le Henaff, qui dirige l’association Montréal Accueil, note que les Français sont "minoritaires" au sein des activités qu’elle coordonne. Éric Poinsot, de l’Union des Français à l’Étranger, ironise: "Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, il n’existe pas de communauté française au Québec. Nous ne célébrons même pas la fête nationale du 14 juillet!" Plus encore, la solidarité dans le milieu professionnel, très présente au sein des autres groupes d’immigrants, fait singulièrement défaut. Yann Takvorian va même jusqu’à ajouter: "On a toujours peur d’être accusé de faire du favoritisme, peur d’être traité de maudit Français, alors à valeur égale, on préfère prendre le candidat québécois plutôt que le candidat français." Au sein de l’association la plus active, Objectif Québec, on se réunit principalement à l’occasion d’activités de groupe. Pique-niques, week-ends de ski et autres sorties du dimanche seraient donc le seul lieu où la notion de communauté prenne un sens.

Confrontés à une conjoncture économique défavorable, les Français sont de plus en plus tentés de développer le réflexe communautaire. Un projet de ralliement des associations est d’ailleurs en route et on se questionne beaucoup sur le statut des immigrants français: peuple fondateur, exclus d’office du groupe des communautés culturelles, au même titre que les Anglais, ils ne bénéficient pas non plus de l’attention portée aux minorités visibles. Logique? Pas vraiment, à en croire Yann Takvorian: "Nous constituons très certainement une minorité visible. Mais peut-être faudrait-il parler de minorité audible." Emmanuel Marcillacy, fondateur du Ralliement des Français à l’étranger, aime à dire que Québécois et Français sont "séparés par une langue commune". Il ajoute que "peu importe la qualification qu’on lui donne, la communauté française devrait être considérée". Un appel du pied en direction du MRCI, qui organise régulièrement des réunions avec les représentants des communautés présentes en sol québécois, auxquelles les Français n’assistent pas souvent. Tout un paradoxe, selon lui: "Les Français constituent la priorité du MRCI en termes d’immigration francophone et c’est d’eux, par ailleurs, qu’on s’occupe le moins."

Cause ou conséquence de cette lacune, les Français privilégient de plus en plus les visas temporaires. Un changement qui va de pair avec le rajeunissement de la population immigrante française. En 2003, les 18-30 ans représentaient 60 % de cette population. Un changement de cap, selon Emmanuel Marcillacy: "Dans les années 80, beaucoup de Français immigraient au Québec parce qu’ils rejetaient le modèle français. Aujourd’hui, la plupart viennent ici en sachant qu’ils ne resteront pas plus de cinq ou six ans."