Société

Ennemi public #1 : Le cancer du colon

Savez-vous quelle chanson préfèrent les filles qui auditionnent à Star Académie? C’est Je t’aime, de Lara Fabian.

Là, tout de suite, vous dites: so what? Pis après? Une minute, j’y viens.

On dit donc que de jeunes adultes ou des adolescentes qui se cherchent une chanson à interpréter pour courir la chance d’accéder à leur plus grand rêve, soit la célébrité, arrêtent leur choix sur la même pièce qu’aurait sélectionnée leur mère. Que parmi toutes les chansons qui pourraient les faire vibrer, qui symbolisent ce merveilleux sentiment, elles ont préféré la même que la secrétaire de votre dentiste qui écoute RockDétente à longueur de journée, la même qu’aurait prise la drag queen cinquantenaire à sa place. La même toune que tout le monde, quoi.

Et vous trouvez ça normal, vous?

Tant mieux, parce que ça l’est. Ça l’est puisque, encore faudrait-il, pour choisir autre chose, qu’elles sachent que cette autre chose existe. Encore faudrait-il que leur éducation musicale se fasse autre part qu’à la radio commerciale.

Vous commencez à voir où je veux en venir?

Qu’on le veuille ou non, il existe deux formes de culture. Le divertissement de masse et l’art. Entre les deux? Un heureux no man’s land. Une frontière floue au possible, une zone de petits miracles où se rencontrent art et divertissement dans une série de mariages qu’on célèbre chaque fois comme si c’était la dernière.

Attention, il ne s’agit pas nécessairement de contester la place qu’occupe désormais le divertissement dans notre bien illusoire société de loisirs, mais de s’interroger sur celle qu’elle laisse encore à l’art. À cette culture qui demande un peu de travail, de réflexion, qui réclame qu’on mastique avant d’avaler.

À cet effet, nous publions cette semaine un article sur la place de l’enseignement des arts à l’école. La musique, l’art dramatique et les arts plastiques qui, tout comme l’enseignement moral et l’éducation physique, souffrent déjà d’un programme famélique, et risquent de faire les frais d’une énième réforme qui répondra toujours et encore aux mêmes obsessions comptables de nos gouvernements: sauver du fric, être efficace, avoir le meilleur rendement possible.

Permettez-moi alors de me répéter en soulignant à nouveau que si toutes ces disciplines apparemment inutiles ne font pas de meilleurs travailleurs ni de meilleurs payeurs de taxes, elles font de meilleurs humains, de meilleurs consommateurs et de meilleurs citoyens.

Permettez-moi d’ajouter que si on ne devient pas gastronome en mangeant des plats surgelés, on ne devient pas non plus mélomane en n’écoutant que la radio commerciale, qui a comme objectif avoué de vendre, de divertir, et non d’éduquer.

Permettez-moi de supputer que le jugement, la pensée critique, le goût, tout cela se forme. Tout cela s’apprend. Et forcément, ça rend moins con aussi. N’est-ce pas un peu le rôle de l’école?

C’est drôle, on parle beaucoup d’obésité au Québec, alors qu’on ignore toutes les pizzas all dressed et les poulets Kentucky culturels que nous servent les Joselito Michaud de ce monde, et dont nos cerveaux se repaissent constamment, sans signe d’une éventuelle satiété.

On parle beaucoup d’obésité, on tente de nous apprendre à apprécier les vertus du brocoli, à départir ce qui est bon au goût de ce qui est essentiel, et moi, ce que je vous dis, c’est qu’il en de même de la culture: il faut au moins avoir les outils et les connaissances de base pour apprécier autre chose que le manger mou culturel, pour consommer autrement, avec discernement.

Reste qu’à ce sujet, l’écrasante majorité restera toujours silencieuse.

La principale raison de ce mutisme? Le junk food de l’âme n’engorge pas le système de santé, n’oblige personne à subir un triple pontage, ne réclame pas de lits supplémentaires aux étages. On ne porte pas cette obésité culturelle comme on porte ses kilos en trop.

Par contre, quand je lis que la chanson d’amour fédératrice d’une multitude de jeunes femmes est une pièce de Lara Fabian, que leur ballade favorite laisse l’impression d’avoir baigné dans une cuve de guimauves fondues, à un âge où l’on devrait se faire un torticolis tellement la palette de choix musicaux est vaste et belle, je sens comme une sorte de cancer de la curiosité qui nous ronge collectivement.

Pour ne pas dire un cancer du colon.