Woogie Nite : Motel de cul
Société

Woogie Nite : Motel de cul

Du sexe, des mots troublants, un motel, des amateurs-mateurs. Entre l’université et le lecteur, la poésie investit parfois des territoires inusités…

Une chambre d’hôtel un peu miteuse le long d’une grande route, un poète en pantalon de pvc bien moulant étendu sur un des lits, une poignée d’individus s’apprivoisant, beaucoup d’alcool et, en toile de fond, un film qui présente quelques pénis éjaculant en chœur. Assistons-nous au prolongement d’une soirée amorcée dans un club échangiste d’un sous-sol de Longueuil? Se prépare-t-on à une partouze mémorable ou à un trip de voyeurisme lugubre mais inspirant? Non, on se prépare à écouter et à lire de la poésie dans le cadre d’une soirée Woogie Nite.

"elle aime que j’aime ses seins rougis/elle aime que j’aime son pubis rasé/elle aime que j’aime ses yeux et son clito comme on en fait plus" (Fernand Durepos)

Les Woogie Nite sont des soirées de poésie privées et intimes où seulement quelques poètes sont invités, de manière anonyme, à écrire un texte érotique et à venir le lire dans un endroit qui demeure inconnu d’eux jusqu’au dernier moment. Les participants, qui doivent venir seuls, se rendent dans un bar, d’où ils partiront ensemble pour se rendre au lieu mystère. Ils apportent leurs textes et quelques CD pour teinter leur lecture d’une touche personnelle. Ils se retrouvent donc dans une atmosphère de fébrilité des plus déstabilisantes et ne savent pas trop à quoi s’en tenir…

"je dispose/une heure/une nuit/d’un homme/ses parties sont si tendres/qu’elles roulent sur ma peau" (Corinne Larochelle)

"On ne s’en tirera pas, nous sommes maintenant pris avec la pornographie!" me lance Bertrand Laverdure, poète et éditeur, l’un des deux organisateurs. D’entrée de jeu, il confesse avoir déjà fréquenté les peep-shows et consommé de la pornographie sur Internet: "La pornographie fait partie du quotidien, tous les hommes ont déjà consulté un site porno; que celui qui ne l’a jamais fait me lance la première pierre!" Pour lui, ces soirées pour le moins marginales sont aussi une occasion de réagir aux habituelles lectures de poésie de trois minutes où les poètes vont promouvoir leur dernier ouvrage et se sauvent sans discuter de la littérature et des débats de société, comme la pornographie. "J’écoutais parler Nelly Arcan en entrevue avec Richard Martineau et j’ai lu Putain; je trouvais qu’il y avait beaucoup de hargne narcissique dans ses propos et aussi qu’elle tombait dans la morale. Avec les Woogie Nite, je voulais un peu réhabiliter le côté ordinaire de la pornographie, son côté anodin, par le médium littéraire; ce qui n’a pas vraiment été fait à part peut-être dans Les Lettres à mademoiselle Brochu de Maxime-Olivier Moutier, où là, le personnage nomme des vedettes de films pornos de manière consciente en montrant clairement qu’il connaît bien le sujet et toute cette culture."

"Ce que je te demande est simple: tu me branles en m’éraflant légèrement de tes talons et tu arrêtes avant que j’éclate; je veux me voir comme dans Purple Dust avec Gill West, lustré comme un pare-chocs." (Benoît Jutras)

Ce qui a allumé Léon Guy Dupuis, poète et autre organisateur de l’événement, "c’était l’idée de réunir des poètes en privé pour changer la dynamique de lecture, car c’est très différent quand tu sais que ton public va être composé exclusivement de poètes et qu’il s’agit d’un environnement particulier, d’un contexte de proximité. Ça peut donc changer toute l’approche, la préparation et la manière de lire. Dans ce genre de réunion intime, tu vois chaque regard et tu sens parfaitement l’attention." Jusqu’à maintenant, parmi les écrivains participants, il y a eu Danielle Fournier, Benoît Jutras, Fernand Durepos, Corinne Larochelle, Renée Gagnon, Louis-Jean Thibault. Tous semblent avoir apprécié et tout s’est déroulé sans anicroche. "J’ai accepté, confie Corinne Larochelle, probablement pour le côté un peu underground du concept, le côté étrange et érotique que je trouvais drôle. Une fois là, je n’ai eu aucune crainte ou peur, j’étais surtout curieuse de voir comment tout ça allait se dérouler. Je croyais d’ailleurs qu’il allait y avoir un public ayant fait la commande de cette lecture!"

"La salive à ton oreille. La joie des gifles, des caresses vulgaires. Je te complimente." (Léon Guy Dupuis)

"J’ai bien aimé l’idée qu’il y ait des films pornographiques, poursuit la poète, c’est déstabilisant! Il y en a que je trouvais complètement inintéressants, et le fait que souvent on ne voit pas les visages, mais seulement les parties génitales, me dérange beaucoup. Par contre, il y en a un que je trouvais assez intéressant, au point où il a même détourné mon écoute de la lecture! On y voyait quelque chose de plus érotique que pornographique, il y avait des échanges de regards." Corinne Larochelle a commencé une thèse de doctorat sur l’érotisme et la pornographie, elle est féministe, mais ne croit pas que la pornographie entre nécessairement en conflit avec ses convictions: "Je n’ai rien contre, je crois que cela a même une fonction libératrice pour certains. Mais j’ai du mal quand ça devient dégradant envers la femme. Je trouve aussi que la porno investit un peu trop l’espace public. Avec les Woogie, c’est différent, car il y a une réflexion…"

Léon Guy Dupuis, qui a eu l’idée des soirées, a beaucoup réfléchi à ce phénomène: "La porno ne me dérange pas, mais je l’observe et j’en vois quand même les effets et les résonances, comme une forme de langage, dans tous les domaines. Ça m’intéresse de comprendre comment ça s’est développé en tant que langage, mais pas uniquement au moyen d’un débat polarisé bien/mal ou pour/contre. De cette façon, on tombe dans la morale et je crois qu’on passe à côté des vraies questions. On ne prend plus le temps d’observer, de vouloir comprendre et de voir ce qui s’exprime à travers ce langage. Il faut tenter de comprendre pourquoi on l’utilise, et voir, au-delà des conséquences fâcheuses indéniables, ce que ce phénomène révèle et ce qu’il permet."

Le mot pornographie date de 1800 et, malgré la chute des tabous, il conserve l’idée de transgression et est constamment opposé à l’érotisme. "La pudeur, dit Corinne Larochelle, est essentielle; c’est un phare même dans un contexte de non-pudeur. S’il n’y a pas de pudeur, ce n’est pas intéressant, c’est vulgaire. Dans l’érotisme, tout n’est pas montré et il y a plus de jeux…"

"La pornographie, avance Bertrand Laverdure, est une activité marginale qui est maintenant devenue publique. En tant qu’artistes et écrivains, nous avons le devoir d’explorer toutes ces marges, de déterrer les malaises et les questions qui se cachent sous cet engouement effréné pour une imagerie sexuelle exacerbée. La pornographie fait maintenant partie de la frange ordinaire de notre discours public. Au-delà survivent les grands interdits, mais cette pénétration subite, depuis une vingtaine d’années, de la marge dans le discours public ne peut qu’éveiller l’intérêt des artistes et des écrivains. Comme écrivain, je suis puissamment attiré par les grandes marges qui bordent le discours public et qui fondent la liberté d’expression. Ces frontières sont fragiles et fluctuantes, et le fait qu’une partie de la grande marginalité d’hier existe maintenant sous les projecteurs normatifs du discours ambiant me préoccupe et m’intéresse au plus haut point. Les écrivains et les artistes ont le devoir d’explorer les franges du discours social qui délimitent l’état de la liberté d’expression à un moment donné de l’histoire. Les Woogie Nite voulaient explorer cette pseudo-marge de l’érotisme exacerbé, de l’existence ordinaire de la pornographie en contexte de lecture privée, de bacchanale modérée (méchant paradoxe… mais bon)."

"Peut-être que certains se sont dit: "Voilà une bande de pervers qui veulent faire une partouze!"" nous dit Léon Guy Dupuis, mais avis aux curieux, il semblerait qu’aucun mouvement de déchéance n’ait suivi ses soirées… Par contre, des traces et des témoignages demeurent: le livre Woogy Nite Poèmes Volume 1, Chambre 111, Érotique, 2004, publié à 20 exemplaires (!) et le site www.geocities.com/woogienitepoemes.