Société

Ennemi public #1 : Gonzo

Est-ce le cocktail de pilules pour le rhume, l’excès de café, la robe que portait Lucie Laurier aux Jutra ou le suicide de Hunter S. Thompson? Chose certaine, difficile de se concentrer. D’autant que les grandes nouvelles qui accaparent tout l’espace médiatique m’ennuient à mourir. Elles ont quelque chose de corrosif. Une sorte d’acide qui coulerait pour vous ronger jusqu’à la batterie de secours de la curiosité.

La sécurité de l’Hydro? Wôf. Un remaniement ministériel au gouvernement Charest? Bof. Bush rencontre Chirac? Rien à battre. C’est plus fort que moi, ces nouvelles m’aspirent plutôt que de m’inspirer. Je préfère de loin certaines banalités à ces questions du jour auxquelles la plupart des chroniqueurs répondent déjà dans une sorte de chant choral.

Ne reste qu’à feuilleter une copie du fameux bouquin Hell’s Angels de Thompson, inventeur du journalisme gonzo qui s’est tiré une balle dans la tête cette semaine. Ce génial abruti. Un passage est souligné, dès les premières pages. C’est une citation de Henry Miller:

Si les gens ouvraient les yeux, ils seraient tellement horrifiés par tout ce qui les entoure qu’ils lâcheraient leurs outils, quitteraient leurs boulots, ne paieraient plus leurs impôts, refuseraient toute obligation, rejetteraient toute loi, etc. Comment un homme ou une femme réellement lucides feraient-ils tous les trucs délirants qu’ils sont censés faire à tout moment de la journée?

Vite comme ça, je répondrais: un cocktail de pilules pour le rhume, de trop nombreux cafés et la robe de Lucie Laurier. Mais je vous le rappelle, je crains ne plus avoir toute ma tête.

Parlant d’incertitudes, une étudiante en communications m’a téléphoné il y a deux semaines pour me poser quelques questions embêtantes. Du genre: que considérez-vous comme une information de qualité? On a un peu parlé d’éthique aussi. J’en avais le vertige et je me sentais un peu bête. Lorsqu’on parle de journalisme, du mien, je patauge dedans, je suis dans la pratique, dans le gros bon sens. Et là, on était dans l’objectivité journalistique et tous ces autres concepts bien sages, mais bien théoriques aussi.

J’aurais justement dû lui dire d’aller voir du côté de Hunter S. Thompson, qu’on n’enseigne probablement pas à l’université. Ou lui lire ce passage où il décrit le genre qu’il a popularisé en amenant la subjectivité journalistique à son paroxysme:

Le journalisme gonzo est un style qui trouve ses racines dans cette idée de William Faulkner qui veut que la fiction soit encore plus vraie que n’importe quelle sorte de journalisme – ce que les meilleurs journalistes ont toujours su. Ce qui ne veut pas non plus dire que la fiction soit nécessairement "plus vraie" que le journalisme, ou vice versa, mais que les deux sont des catégories artificielles; et ces deux genres, à leur meilleur, ne sont que deux moyens différents pour atteindre un même objectif.

Intéressant, non? Ça ne vous fait penser à rien? C’est drôle, moi, ça me fait penser à toute la nouvelle vogue des documentaires plus ou moins manipulés, genre qui connaît un immense regain de popularité ces temps-ci. De Michael Moore à Morgan Spurlock (Super Size Me).

Mais pour revenir à l’objectivité, y croyez-vous? Moi, pas trop. Et s’il n’y avait que la vérité? C’est de cette éthique – ou de son absence – dont parle Thompson: montrer le vrai, peu importe la manière.

Voilà une question intéressante pour vos cours de journalisme, non? Une question morale, une vraie: La fin justifie-t-elle parfois les moyens?

Par exemple, parlant de Michael Moore, a-t-il le droit de tronquer les faits au profit de son histoire, pour donner du poids à d’autres arguments quant à eux bien documentés?

Qu’est-ce qui compte le plus dans tout ça? Qu’est-ce qui est le plus vertueux? Faire exploser la vérité ou s’en tenir aux preuves dont on dispose?

Rappelez-moi donc, Mademoiselle l’étudiante, qu’on en discute si vous voulez. Je serai moins con que la dernière fois, promis. On pourra parler de plein d’autres trucs aussi, dont ce style lénifiant qu’on vous enseigne à l’école et qui participe au pire des conformismes journalistiques, bien plus dangereux que toutes les convergences ou les petites entorses à l’éthique, puisque cette uniformité de contenant réclame en quelque sorte une uniformité de contenu.

Après, si vous n’êtes pas trop déprimée, on parlera de la passion du métier, du goût de raconter des histoires, de curiosité, d’envie. De ce qui fait de bons journalistes, quoi. Ça nous changera.