

Couleur jazz : Nouvelle fréquence à sons
À l’instar de plusieurs autres métropoles, Montréal accueille tardivement une nouvelle fréquence spécialisée depuis le 14 décembre dernier. L’amour des Montréalais pour le jazz lui permettra-t-elle de s’imposer?
Steve Proulx
Dans les studios de Couleur Jazz 91,9 FM, rue Laurier, ça sent encore le flambant neuf. Tout est propre, bien placé, quelques disques platine de Diana Krall ornent les murs. En fait, c’est presque décevant. C’est peut-être cliché, mais on se serait attendu à un décor plus brouillon, à une ambiance plus près du club de jazz un peu glauque que de la firme comptable. Ça viendra. Le jazz qui vient de s’installer là finira bien par prendre ses aises…
André Ménard, l’âme du Festival international de jazz de Montréal (FIJM) et directeur artistique de la station, nous y attend. Dans une heure, il prendra le micro d’Enfin libre, l’émission qu’il anime à Couleur Jazz tous les jours de la semaine, de 16 h à 18 h. Avec lui, Guy Banville, vieux routier de la radio et nouveau directeur général de la station. Après deux mois en ondes, l’occasion est belle de parler un peu de cette nouvelle radio 100 % jazz, qui semble déjà séduire bon nombre d’auditeurs.
Couleur Jazz est détenue à 75 % par Radio-Nord et à 25 % par l’Équipe Spectra (organisateur du FIJM, entre autres choses). Pour Radio-Nord, qui possède déjà plusieurs stations de radio en région, Couleur Jazz représente une première incursion dans le marché montréalais. Pour l’Équipe Spectra, c’est un fantasme qui se concrétise : "Nous ne sommes pas des gens de médias, mais des organisateurs d’événements, dit André Ménard en parlant de Spectra. Avoir notre propre radio nous apparaissait comme un rêve lointain, presque inaccessible…"
Dans un marché comme celui de Montréal, alors que la concurrence entre les stations est féroce et que l’écoute de la radio baisse tranquillement chaque année, une radio spécialisée, comme Couleur Jazz, a-t-elle des chances de survie? "L’expérience de presque une quinzaine d’années de la radio éphémère qui était en ondes pendant les deux semaines du FIJM donnait toujours de bonnes réactions, explique André Ménard. Il y avait une demande du public chaque fois qu’on tirait la plogue."
ÇA JAZZ DANS LE MONDE
De Berlin à Chicago, il existe des radios jazz dans pratiquement tous les grands marchés urbains occidentaux. La station TSF, à Paris, qui a hérité de l’antenne officielle du parti communiste, rejoint quelque 180 000 auditeurs (plus ou moins un 1 % du marché parisien) et propose depuis près de 6 ans une programmation musicale qui ratisse large, allant du Dixieland Jazz Band au dernier Pat Metheny. Jazz 88.3, dans la région de New York, est un organisme soutenu par le public, tout comme l’unique radio jazz de Toronto, Jazz FM. Cette dernière est syntonisée par plus de 330 000 personnes chaque semaine et reçoit de ses auditeurs quelque 1,5 million de dollars chaque année, ce qui lui permet de ne diffuser que quatre minutes de publicité par heure. Montréal a beau accueillir depuis 25 ans un des plus prestigieux festival de jazz au monde, elle n’avait jusqu’ici toujours pas de radio spécialisée dans le genre.
Ce sont les gens de Radio-Nord, en cherchant un moyen d’entrer à Montréal, qui ont vu dans le créneau jazz une occasion d’affaires. Ils ont approché l’Équipe Spectra, un choix évident, et c’est main dans la main que les deux partenaires ont dûment déposé une demande de licence auprès du CRTC. "Une autre demande pour une radio jazz anglophone est arrivée en même temps que la nôtre, raconte André Ménard. Les présentations s’équivalaient, mais comme nous avions quand même la présence du FIJM et qu’il n’y avait pas autant de licences francophones qu’il devrait y en avoir selon le nombre de stations à Montréal, la décision du CRTC a été en notre faveur."
Bien sûr, les patrons de Couleur Jazz espèrent qu’un maximum d’auditeurs syntonisera la station, mais ils se gardent bien de faire quelques pronostics avant que les premières statistiques d’écoute ne soient rendues publiques. "Notre taux de notoriété semble déjà bon, dit toutefois un André Ménard confiant. On a reçu plus de 3 000 réactions avant même que la station n’entre en ondes, pendant les deux premières semaines où l’on faisait des tests et ne diffusait qu’une heure de musique en boucle."
Une autre donnée est aussi encourageante pour Couleur Jazz: le jazz colle à Montréal, en grande partie à cause du festival. "En 25 ans, grâce au FIJM, la part de marché du disque de jazz à Montréal a atteint le double de ce qu’elle est dans le reste du pays. Normalement, ça vivote autour de 5 %; ici, c’est autour de 10 %", indique André Ménard.
DU JAZZ DE TOUTES LES COULEURS
Se retrouver derrière un micro est une expérience nouvelle qui plaît au directeur artistique du FIJM. Il aime aussi faire découvrir aux auditeurs toutes les facettes du jazz et partager son amour du genre. Une programmation tout en continuité, c’est la marque de Couleur Jazz. "On peut diffuser quelque chose de très moderne, suivi d’un Louis Armstrong de 1935 et de Diana Krall", explique André Ménard. Ça se passe à l’intérieur d’un parti pris pour la qualité, mais on ne fera pas jouer une nouveauté juste parce que c’est nouveau. Ça nous fait contempler un univers musical tellement énorme, on en a pour des années à jouer des tounes qu’on ne répétera pas souvent." C’est d’ailleurs une promesse: aucune chanson ne sera diffusée deux fois dans la même journée.
Avec Couleur Jazz, pas question non plus de faire de l’éducation populaire. De produire, par exemple, des documentaires radiophoniques sur les grands noms du jazz. "Un objectif avec cette station-là, c’était de laisser la musique faire le discours et de l’agrémenter avec des commentaires qui seraient brefs, pertinents ou impertinents, mais pas de grands cours de musicologie", précise André Ménard. Guy Banville abonde dans le même sens: "Parmi les valeurs fondamentales de la radio, il y a une chose importante et c’est le divertissement. Le divertissement dans le sens de "garder l’attention des gens". Nous sommes à l’opposé de tous ces ex-professeurs que l’on retrouve dans les radios publiques et qui donnent des leçons à tout le monde. On aimerait que les gens rêvent de partir en vacances avec André Ménard parce qu’il leur parle comme un chum."
LA SYNERGIE
Et que penser de cette promiscuité entre le FIJM et Couleur Jazz? Y aura-t-il un monopole du jazz à Montréal? Une sorte de convergence où les têtes d’affiches du festival jouiront d’une diffusion particulièrement importante sur les ondes de Couleur Jazz? "Le FIJM et la radio sont un peu complémentaires, avoue André Ménard, mais ils sont indépendants. Couleur Jazz ne va pas programmer des artistes parce qu’ils viennent au FIJM. Bien sûr, il s’adonne que le FIJM programme tout ce qui bouge pratiquement sur la scène jazz à Montréal! Il est possible qu’il y ait beaucoup de contiguïté et de synergie, mais pas de convergence!". "Il y a des opportunités incroyables à cause de cette association avec le FIJM, poursuit Guy Banville. On va se retrouver à des endroits où personne ne pourrait être, mais on ne le fera pas parce qu’on veut démontrer qu’on est smatte."
Pour Radio-Nord, une station comme Couleur Jazz représente l’avenir puisque, selon le radiodiffuseur, le futur de la radio passe par les stations spécialisées. "La radio spécialisée, explique Guy Banville, ce peut être un rassemblement de radios de coins de rue, une radio qui s’intéresse aux loisirs, une radio pour les gens qui aiment la mer. Si ce n’était que de moi, il y aurait une radio qui fournirait toute la journée des excuses pour les gens qui sont en retard. Je trouverais ça formidable!" Pour les stations spécialisées comme Couleur Jazz, la seule différence avec les "robinets à musique", comme Galaxie, c’est la présence de la voix humaine. "Et la voix humaine, ajoute Guy Banville, c’est encore quelque chose de beau dans la vie…"