Internet public et gratuit : La guerre
Société

Internet public et gratuit : La guerre

Une association montréalaise recycle avec brio un vieux fantasme de l’ère informatique en propageant l’accès gratuit à Internet sans-fil dans les lieux publics.

Le Laïka, heure de pointe. Difficile de se frayer un chemin entre les tables du bar, pris d’assaut, comme à l’accoutumée, par la faune du boulevard Saint-Laurent. L’atmosphère est conviviale, la musique live, les discussions bruyantes. Ici on parle en anglais, là en français, quelquefois en russe. Le Laïka est un Hotspot: depuis peu on peut y surfer gratuitement sur Internet avec son ordinateur portable. Une gracieuseté du regroupement Une île sans fil, à qui l’on doit d’avoir accès au net dans près d’une trentaine de lieux à Montréal (cafés, bibliothèques, parcs, restaurants, galeries d’art), sans débourser le moindre sou et… sans jamais se prendre les pieds dans les fils.

Depuis juillet 2003, date de la création de l’association, des bénévoles sillonnent la ville en faisant passer le message: pour 50 $ d’abonnement par année et 150 $ de matériel, n’importe quel commerce (ou espace public) peut se transformer en hot spot. Premier sur la liste, le café Utopik a depuis fait des petits et les points d’accès se multiplient. Le service, quant à lui, est discret et efficace: un petit boîtier installé tout près de la caisse enregistreuse et le tour est joué, les clients peuvent s’en donner à cœur joie pendant des heures. Bruno Ricciardi Rigault, le patron du Laïka, est ravi: l’installation de la borne d’accès vient affirmer avec force sa volonté de faire du bar un lieu de rencontre et d’échange, mais aussi une plateforme de diffusion culturelle. Car à y regarder de plus près, le projet d’Une île sans fil ne s’arrête pas à l’accès gratuit à Internet. Benoît Grégoire, membre actif du groupe, aime à répéter que "la gratuité ne constitue qu’une première étape", un leitmotiv pour ceux qui, à terme, ne souhaitent rien de moins que "modifier les règles du marché des télécommunications".

Visionnaires, peut-être. Doués, sûrement. Les bénévoles de l’association mettent les bouchées doubles pour que Montréal perde son retard sur les autres grandes villes du monde. Et la tâche est énorme: alors que le Canada commence à peine à s’intéresser au sans-fil, en France le marché est d’ores et déjà quasiment saturé, une communauté de l’Internet sans-fil s’est fédérée depuis Paris jusque dans la majeure partie des villes de province sous l’égide de France Wireless; dans les coins les plus reculés, les antennes poussent sur les toits des églises et on organise même des week-ends Wifi sur les pelouses des parcs parisiens où on propose de naviguer sur le Web gratuitement entre deux sandwichs. Aux États-Unis, certaines villes offrent l’accès à Internet haute vitesse sans-fil gratuitement à leurs concitoyens et en font même profiter les visiteurs. Un peu partout ailleurs, ce sont les compagnies des télécommunications qui s’engouffrent dans le marché, investissant les gares, les hôtels, les chaînes de restauration.

Bien qu’encore peu apparent au Canada, Internet sans-fil est considéré comme une révolution en devenir, le changement majeur des dix prochaines années. Si les utilisateurs sont encore relativement peu nombreux (pigistes, artistes, professions libres), on parie déjà sur une explosion du marché accompagnant la baisse de prix des ordinateurs portables. Rien d’étonnant dans ces conditions à ce que les compagnies privées veuillent tirer leur épingle du jeu dans ce marché prometteur. Plus étonnante est la timidité de ces mêmes compagnies, qui accusent, une fois n’est pas coutume, un sérieux retard. Vidéotron, qui se dit elle-même "leader du marché haute vitesse au Québec", ne compte pour le moment que 16 points d’accès et la compagnie Rogers, "le plus grand fournisseur de services sans-fil de voix et de transmission de données", a attendu jusqu’au 22 février dernier pour présenter en grande pompe son premier projet WiFi, en collaboration avec les cafés Second Cup. Dans les deux cas le service est payant.

Un casse-tête. C’est ce que représente en réalité le marché de l’Internet sans-fil pour les grosses compagnies. La diffusion d’informations par ondes interposées ne souffre pas de frontières, on risque à tout moment de se marcher sur les pieds. Raison pour laquelle les fournisseurs de services sans-fil du Canada ont été contraints en mars 2004 à une entente en vertu de laquelle tous les points d’accès commerciaux publics exploités présentent une image de marque commune. Les signataires de l’entente, Bell Mobilité, Microcell Solutions, Rogers Sans-fil et Telus Mobilité, s’engagent donc à respecter leurs intérêts mutuels et le consommateur est assuré de ne pas avoir à payer, en plus de son propre abonnement, un forfait au service concurrent. C’est ce que Peter Barnes, PDG de l’association canadienne des télécommunications sans fil, compare au système Interac et qui devrait se concrétiser à l’automne 2005. Une solution, selon monsieur Barnes, adaptée au "modèle concurrentiel" du Canada, mais qui s’inscrit dans un "marché à risque", pour lequel il aura fallu trouver des modes de paiement adaptés.

Et si risque il y a, c’est peut-être du côté d’une autre forme de concurrence. Car d’ici septembre 2005, à Montréal il se pourrait bien que les points d’accès connaissant la plus rapide expansion soient ceux mis en place par Une île sans fil, qui élabore plusieurs projets d’envergure. Il sera alors difficilement justifiable de faire payer au consommateur un service accessible gratuitement dans le commerce adjacent. Une possibilité que n’écarte pas Peter Barnes, qui tempère tout de même: "Si des bénévoles veulent offrir le service gratuitement, rien ne peut empêcher ça, mais il y a des limites au bénévolat, notamment en terme d’investissement" Et de rappeler, lorsqu’on évoque l’hypothèse d’un partenariat public/communautaire, que l’industrie des télécommunications est aussi une "grosse payeuse de taxes", avant de conclure: "Ce n’est pas inquiétant, mais c’est une réalité". Une réalité, certes, qui a poussé certains états américains à adopter des lois protégeant les compagnies privées d’une éventuelle concurrence publique jugée déloyale.

Quoi qu’il en soit, la démarche de groupes comme Une île sans fil ébranle le fonctionnement actuel des compagnies de télécommunications. Un sacerdoce pour ses fondateurs, qui s’accompagne d’une vision sociale d’Internet. Michael Lenczner est l’un d’eux, pour qui "le désir d’interagir avec les Montréalais est plus fort que la notion de service au client" et qui ne récuse pas le terme de "bataille idéologique" pour qualifier son engagement. Tout comme lui, Benoît Grégoire insiste sur le volet culturel et social du projet: "Une île sans fil a été fondé pour servir de plateforme de diffusion aux arts visuels et de lien communautaire". La sémantique n’est pas tout à fait neuve, mais découle en ligne directe d’un mouvement de pensée vieux de presque quarante ans, comme l’explique Thierry Bardini, professeur à l’Université de Montréal, spécialisé notamment en sociologie de l’innovation technique: "Dans les années 1970 se sont succédés différents projets, comme le Community Memory Project, à Berkeley, ou bien encore le projet Pen en Californie, qui visaient principalement à démocratiser l’usage de l’ordinateur. C’était aussi la bataille du accès, menée par Richard Stallman, fondateur du mouvement pour le logiciel libre, durant la même période. Une ère bénie pour les rêveurs, qui a pris fin brutalement avec l’arrivée de Bill Gates".

Nouvelle ère. La stratégie adoptée par Une île sans fil et ses visées sociales ont en tout cas trouvé preneur à Montréal et remettent possiblement en question la viabilité du service payant proposé par les compagnies privées. À suivre… www.ilesansfil.org.