Effendi : Esprit de famille
Société

Effendi : Esprit de famille

Le nom Effendi vient du pianiste américain McCoy Tyner. Mais l’étiquette québécoise et têtue qui défend le jazz envers et contre tout depuis cinq ans est née au St-Sulpice, "par  accident".

Un contrebassiste de jazz, ça peut être sexy. Sauf qu’à Montréal, il doit avoir de la colonne pour bien arrondir ses fins de mois…

Alain Bédard va l’apprendre à ses dépens. À force de transporter son gros instrument et des amplis trop lourds de club en club pour sonoriser des événements, il chute dans un escalier et se déplace une vertèbre. Dur. Se tenir sur scène avec le bras engourdi devient alors un exercice plutôt pénible. Mais parce qu’il est aussi trapu que tenace, Bédard refuse de lâcher prise. Du jour au lendemain, cet ex-musicien à temps plein (notamment avec sa compagne chanteuse Carole Therrien) se met à faire du booking à outrance. Il organise les spectacles des autres "jazzeux" pour le Cabaret St-Sulpice, dans le quartier latin.

"Sylvain Provost, Frank Lozano et Yves Léveillée sont arrivés avec de beaux projets, m’explique-t-il en me versant un café. Ils les avaient présentés aux étiquettes de jazz montréalaises comme Justin Time, DSM, Lost Chart, New Jazz, et rien ne s’était concrétisé. Ce n’était pas évident à l’époque de monter des productions locales plus pointues. Surtout que ce n’étaient pas des standards mais des compositions originales de jazzmen francophones québécois."

Deux ans plus tôt, Bédard avait enregistré un album à lui pour Collection CD-UQAM, un petit label créé par l’université afin de promouvoir des projets de professeurs et d’étudiants. Il étudiait la contrebasse classique pour développer son jeu à l’archet mais, en même temps, il avait un peu d’expérience de studio. "C’était comme les préliminaires d’Effendi. J’ai travaillé sur la collection en tant qu’artiste mais j’ai aussi touché à la technique, fait des pochettes, et je me suis occupé de sorties d’albums. Mais je ne connaissais rien ou pas grand-chose au niveau mise en marché."

Pourtant, ses amis musiciens insistent, confiants: il possède les contacts et l’expérience nécessaires. Alors Bédard se jette à l’eau! De toute façon, il n’a pas envie d’aller s’inscrire au bien-être social…

"On a sorti trois compacts d’un seul coup, ensuite trois autres encore. Ça sauvait des coûts chez les imprimeurs et les graphistes, ça créait un impact en revenant beaucoup moins cher!" Effendi pense à court et moyen terme mais, de fil en aiguille, l’idée d’une nouvelle étiquette agissant comme un petit collectif est plutôt bien reçue. "Dans les deux premières années, on n’avait aucune subvention, confirme Bédard. Les musiciens ont mis de l’argent, j’ai mis le mien. Quand on a fait nos premières demandes, on avait déjà bouclé dix albums en un an et demi. Fait que…"

Fait que Carole et Alain se sont mis à suivre des cours de gestion! Ils ont monté un plan d’affaires pertinent, qu’ils ont présenté à la SODEC et aux banques pour débloquer des sous. Depuis, Effendi sort sans coup férir huit ou neuf projets par an, pour un joli total de 52 parutions au terme de sa cinquième année d’exercice.

Cinq ans, c’est à peu près ce qu’avait duré l’aventure de Lost Chart, une boîte de disques jazz et "world" animée par un autre contrebassiste entreprenant, Sylvain Gagnon. Celui-ci a quitté le Plateau Mont-Royal pour l’Indonésie puis la Chine et n’est pas revenu depuis. Les bureaux d’Effendi, quant à eux, occupent encore la moitié du logement du couple musicien, un petit troisième étage rue Sherbrooke, à une enjambée du parc Lafontaine.

"On a parti ça ensemble du début, et on travaille dessus à parts égales. Je joue un peu, mais moins qu’avant. J’ai plus de place pour le développement de la compagnie." Carole, de son côté, fait encore deux ou trois tournées par an (ce week-end, elle est à Toronto) mais jamais sans son ordinateur portatif pour continuer d’administrer. "On laisse beaucoup de place aux musiciens. Ça s’est développé en confiance avec les artistes", précise Bédard qui officie comme gestionnaire mais surtout en qualité de réalisateur pour chacun des projets, tous subventionnés. Ce qui ne l’a pas empêché de tâter de la contrebasse sur le 33e disque de la compagnie, l’aventureux Voyage de…Carole Therrien.

Sur scène, il joue même avec Effendi Jazz Lab, un collectif monté autour de cette étiquette devenue incontournable au Québec et qui s’est payé la traite au Lion d’Or jeudi dernier dans une série de concerts baptisée Jazz en rafale. Et c’est avec son habituelle et nonchalante dégaine qu’il nous annonce, sans prétention, qu’on vient de lui accorder le financement pour son propre projet d’album, qu’il fera probablement au début 2006 avec ses vieux amis Pierre Tanguay, Frank Lozano et Michel Côté.

Effendi évolue donc avec l’esprit de famille et la compagnie alterne avec bonheur les projets de licence, de production et de coproduction; certains venant même d’Europe ou des États-Unis où des liens solides se sont tissés, intéressants pour l’exportation. Un atout important quand on sait que le disque ne fait pas vivre son musicien de jazz en bordure du Saint-Laurent. À titre d’exemple, le meilleur vendeur du label montréalais reste Indefinite Time de François Bourassa. Lancé pendant le Festival de Jazz 2003, gagnant du Félix de l’album jazz en 2004, ce disque se serait écoulé à près de 3500 copies.

"On essaie de budgéter serré, explique le patron. Mais régulièrement, les ventes augmentent. On vient d’avoir d’autres propositions de distribution provenant d’Angleterre et d’Allemagne. L’année passée, on a reçu de 250 à 300 propositions de disques. On en a des tablettes pleines dans l’appartement! Ce sont en majorité des produits locaux mais il y en a qui viennent du Japon, de Suisse, des États-Unis."

Justement, en parlant des États, Effendi fait sortir ici cette semaine Welcome To Life, le captivant nouvel album du saxophoniste new-yorkais David Binney. Dessus, de grosses pointures comme le ténor Chris Potter ou Brian Blade à la batterie. Jack De Johnette et Mino Cinelu ont eux aussi envoyé leurs maquettes. C’est pour dire…

Mais on se concentre sur le Québec, priorisant l’écriture contemporaine. Loin des standards populaires anglophones, le catalogue Effendi – que beaucoup jugent hermétique et ardu – se refuse aux compromis. Le mois prochain, ce sera au tour de Julie Lamontagne, une pianiste qui a autre chose à dire, même si elle accompagne Isabelle Boulay.

"Ici, on a de très bons artistes avec de très beaux projets mais ils ont plus ou moins les moyens de les réaliser. Je n’aime pas comparer Effendi à une étiquette étrangère. Disons que c’est du jazz moderne, accessible parfois, mais qui ne se trouverait pas une niche facilement."

LA MÉLODIE DU BONHEUR

Avec 29 trophées et une nomination aux Junos pour François Théberge, Effendi ne montre guère de signes de faiblesse. La cuvée 2004 en fait foi. Le contrebassiste Frédéric Alarie, 35 ans, a rejoint les rangs de l’étiquette et signé avec Tap Bass une œuvre mature. Karl Jannuska, ce dynamique batteur natif de Winnipeg et qui réside maintenant en Europe, nous a donné avec Liberating Vines un disque à la fois étonnant et tout à fait rafraîchissant. Que dire de Mandala, le sixième album du saxophoniste des Maritimes Joel Miller, avec comme invité le guitariste new-yorkais Kurt Rosenwinkel? Pas piqué des vers. Un autre combo a été mis en circulation cet hiver: Polychromy, le compact rouge vif de l’excellent Jean-Christophe Béney, un ténor français qui signe ici sa deuxième collaboration avec Effendi, question d’atomes crochus; Rémi Bolduc avec Cote d’écoute, un projet assez original sur des thèmes d’émissions de la télévision québécoise réorchestrés pour un trio insolite; et l’incontournable Michel Donato avec François Théberge et des jazzmen 100 % européens, un disque assez direct où l’on improvise entre pros.