Concordia enquête : Aventuriers de l’art perdu
L’Université Concordia se lance à la chasse aux tableaux saisis par les nazis qui appartenaient au collectionneur Max Stern, un de ses plus généreux mécènes, qui fut aussi un des cofondateurs de la première galerie d’art de l’institution, en 1966. Quand les universitaires enquêtent…
C’est un roman d’espionnage à la sauce universitaire avec en toile de fond le régime nazi, un réputé collectionneur d’art juif et la Gestapo dans les rôles principaux. La semaine dernière, l’Université Concordia annonçait qu’elle avait été mandatée par les exécuteurs testamentaires de Max Stern, un important galeriste et collectionneur d’origine allemande arrivé à Montréal en 1942, pour récupérer des centaines d’œuvres lui ayant été confisquées par le régime nazi au cours des années 30.
Né en Allemagne en 1904, Stern, de religion juive, s’était forgé une solide réputation de collectionneur d’œuvres d’art jusqu’à ce que le Parti national-socialiste d’Hitler prenne le pouvoir en 1933. Dès lors, les choses se sont gâtées. "La galerie de Stern à Düsseldorf était une des plus importantes en Allemagne", souligne Clarence Epstein, directeur des projets spéciaux auprès du recteur à l’Université Concordia et à la tête du mouvement visant à récupérer les tableaux subtilisés.
De 1935 à 1937, Stern reçoit des lettres d’injures et de menaces du régime nazi, le sommant de cesser immédiatement ses activités et de liquider sa collection, qui inclut alors des tableaux de peintres du 18e, 19e et du début du 20e siècle, tels Bruegel, Taracci, Bosch et Winterhalter, relate M. Epstein. "La Gestapo et les nazis se sont mis en tête de combattre les marchands d’art juifs et de réduire leur influence. On a alors mis de la pression sur Stern. Ce dernier a vite perdu sa reconnaissance et sa crédibilité dès le moment où la Gestapo a loué un local situé à côté de sa galerie pour le surveiller. Cela a découragé les gens de visiter la galerie."
L’EXIL
En 1937, une lettre de la Gestapo ne lui donne plus que quelques jours pour liquider sa collection et quitter le pays. Stern, craignant maintenant pour sa vie, consent à se départir de la plus grande part de sa collection qu’il confie aux encanteurs de la maison Lempertz, à Cologne, qui vendront ses tableaux à des prix dérisoires. Stern placera aussi en entreposage un certain pourcentage de ses œuvres, lesquelles disparaîtront également. "La Maison Lempertz a fait une publicité majeure autour de cette affaire. Encore aujourd’hui, ces gens sont fiers de cette vente. Dans leur site Web, ils soulignent d’ailleurs que cet encan de 1937 fut parmi leurs plus lucratifs…Je suis très surpris de cette attitude, ces gens ne réalisent pas que ce fut une vente forcée."
Après avoir été emprisonné sur l’île de Man en 1940, à la suite de l’invasion allemande de la France, Stern débarque au Canada en 1941, et se voit une nouvelle fois interné pour deux ans, en tant que "civil étranger", parce que d’origine allemande. Ce n’est qu’en 1942 qu’il arrive à Montréal et qu’il peut renouer avec sa passion en travaillant à la Dominion Gallery, située sur la rue Sherbrooke. "Peu après que Stern se fut établi à Montréal, il récupéra quelques peintures lui appartenant que l’armée canadienne avait trouvées en Europe. Il n’a eu par la suite qu’à en vendre trois ou quatre pour acheter la Dominion Gallery en 1947. Leur valeur était très élevée…", enchaîne M. Epstein.
FIDÈLE ALLIÉ DES ARTISTES D’ICI
Sous la férule de Stern, la Dominion Gallery deviendra rapidement une des plus réputées au pays, soutient M. Epstein. Nombre de jeunes artistes, inconnus ou marginaux, lui doivent d’avoir lancé leur carrière. "Il a représenté Jean-Paul Riopelle, Paul-Émile Borduas, Jean-Philippe Dallaire, Stanley Cosgrove, John Lyman, Goodridge Roberts et plusieurs autres. Il fut le grand défenseur de l’art canadien quand personne ne voulait le soutenir."
L’implication de Stern au sein du milieu de l’art québécois et canadien ne cesse de grandir et en 1966, il fonde, avec Samuel Schecter et d’autres collectionneurs, la galerie d’art de l’Université Sir George Williams, devenue Concordia. "Dans les années 60, c’était la seule galerie d’art universitaire au Québec. Et Stern l’a fortement soutenue. Il a encouragé les artistes à y exposer leurs œuvres. Pour lui, l’art et l’éducation étaient très étroitement liés. Il a plus tard légué la plus grande part de sa succession aux Universités Concordia, McGill et à l’Hebrew University of Jerusalem."
Profondément attaché à ses œuvres et aux artistes qu’il soutenait, Stern avait l’habitude de répondre à ceux qui lui demandaient si sa femme et lui avaient des enfants: "Nos tableaux sont nos enfants."
LA QUÊTE
Dans ses efforts pour retracer les œuvres subtilisées, l’Université Concordia bénéficie du soutien de l’Art Loss Registry de Londres, qui travaille de concert avec Interpol. À ce jour, 250 tableaux appartenant à Stern ont été identifiés. "Tous les départements de recherche ont qualifié la vente de 1937 de vente forcée. La majorité des œuvres que nous avons identifiées figuraient dans le catalogue de la Maison Lempertz…"
M. Epstein croit que des œuvres de Stern se trouvent aux quatre coins du monde. "Certaines font partie de collections publiques, d’autres sont dans les mains de marchands ou en collections privées. On a déjà retrouvé cinq œuvres en Allemagne, aux États-Unis, en Hollande et en Grande-Bretagne. Les négociations afin de les recouvrer sont amorcées."
Les gens qui ont ces œuvres en leur possession sont-ils réceptifs? "Oui, pour le moment. Depuis le début de nos démarches, on a eu des réponses positives. Mais les gens veulent en savoir un peu plus sur l’histoire des œuvres et sur leur relation avec Stern. C’est normal. J’espère que les autres personnes que nous contacterons seront aussi réceptives."
Concordia a embauché une chercheuse qui travaille à plein temps à la localisation des œuvres. "Les tableaux se trouvant dans les collections publiques, dans les maisons d’enchères, dans les musées ou les galeries seront plus faciles à trouver. Mais lorsque les marchands en sauront davantage sur nos démarches, ils nous contacteront d’eux-mêmes parce que les œuvres ne peuvent pas être vendues lorsqu’une demande de récupération est émise. Le marchand risque alors sa réputation s’il essaie de vendre une œuvre que nous réclamons."
Mais pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’amorcer ces recherches? "Ce n’est pas nous qui avons attendu. Stern avait commencé ses démarches dès la fin de la guerre. Mais à un certain moment, il a cessé pour des raisons que nous ignorons. À l’heure actuelle, nous avons accès aux archives allemandes et à celles d’autres pays d’Europe. C’est vraiment un moment où tout est aligné pour faire ces démarches de récupération."
Les tableaux qui seront récupérés demeureront la propriété de la succession de Stern, précise M. Epstein, mais cette dernière entend prêter les œuvres aux musées du pays pour des périodes qui seront à déterminer. "Les trois universités sont fortement engagées dans ce projet de récupération. Alors les institutions, les collectionneurs et les marchands qui possèdent des œuvres appartenant à Max Stern doivent savoir que nous n’abandonnerons pas tant que nous n’aurons pas récupéré la totalité de celles-ci. Les exécuteurs testamentaires nous ont donné tous les pouvoirs afin de poursuivre ce projet, et nous sommes prêts à mettre le temps qu’il faudra pour récupérer les œuvres", conclut M. Epstein.
L’automne prochain, l’Université Concordia organisera une exposition de photos des œuvres qui appartenaient à Max Stern.