Top Girls à l’Espace Go : Femmes bioniques

Le culte de la performance engendré par le capitalisme touche plusieurs sphères de notre société dont celle des rôles naturels. La metteure en scène Martine Beaulne s’est intéressée au texte visionnaire de Caryl Churchill questionnant le féminisme dans son contexte politique. "Nous vivons présentement les conséquences du capitalisme avec le gouvernement Charest et les politiques américaines, explique-t-elle. Tout ce qui empêche la machine à sous de rouler doit être tassé. Les femmes n’échappent donc pas à la règle, elles doivent performer elles aussi. Alors elles tentent de performer comme mère, comme amante, comme femme de carrière… Elles doivent ainsi réussir dans des domaines qui ne s’accordent pas nécessairement."

La comédienne Marie-France Lambert, qui chaussera les souliers de Marlene, une Top Girl sacrifiant sa famille pour son travail, connaît bien les écueils de la conciliation travail-famille. "Le résultat, c’est que nous sommes perpétuellement déchirées. J’ai une carrière qui va bien mais qui pourrait aller mieux car je refuse plein de choses. J’ai l’impression d’être une actrice à moitié et une mère à moitié. Parfois je me surprends à avoir des envies de tout laisser tomber et de rester à la maison avec ma fille. Parfois je pense que l’équilibre est peut-être là: la mère à la maison et l’homme au travail. Et bien sûr, je me déteste! explose-t-elle. J’ai l’impression de faire reculer la cause des femmes. Mais les enfants de 18 mois à la garderie, ça me bouleverse. Est-ce que je peux sincèrement valider cette société où les enfants sont trop rapidement confrontés à être raisonnables? Est-ce que notre cause a réellement avancé en choisissant d’être une moitié partout?"

Caryl Churchill réunit ainsi sur scène des femmes de différentes époques ayant changé le cours de leur destinée. Il y est intéressant de voir que leur choix ne demeure qu’une réaction face à une oppression et non un réel mouvement d’épanouissement. "Les femmes ont toujours dû se positionner pour ou contre les valeurs patriarcales. Et celles qui ont refusé ces valeurs ont toujours vécu avec la culpabilité et ont toujours payé un prix. Cela rejoint les femmes contemporaines, analyse Martine Beaulne. Aucun désir, aucun mouvement d’émancipation ne peut se réaliser encore aujourd’hui car tout est maintenant en fonction de la rentabilité, de la productivité et de la performance."

Les hommes survivraient-ils mieux dans ce système, alors que la nouvelle tendance veut que les femmes se fassent prescrire de la testostérone? "Ce serait intéressant de questionner les hommes sur la notion de réussite, poursuit Marie-France Lambert. Lorsque je pense à la réussite, je pense à la souffrance automatique qui s’ensuit. Pendant que je suis pourvoyeuse, j’ai vraiment l’impression de ne pas être à la bonne place. Et l’inverse est parfois vrai. Je ne peux pas revenir chez moi, être présente et détendue, en laissant la carrière à la porte. Je me sens plus impatiente, moins disponible et c’est injuste pour ma fille. Je me rends compte que mon conjoint a plus de facilité à séparer la maison et le travail. Il n’a aucune culpabilité alors que moi je calcule les heures pour être certaine d’être équitable. Et je faisais partie des filles convaincues que la grossesse n’allait pas changer leur vie!"

La société actuelle a donc créé chez la femme un éventail de désirs à combler, désirs que l’auteure Caryl Churchill transforme en 10 personnages distincts. Nous sommes alors confrontées aux frictions entre les protagonistes et, par le fait même, aux contradictions de notre idéal. "Ça nous ébranle parce qu’on ne peut s’identifier à aucune d’entre elles, expose Martine Beaulne. Il n’y a donc aucune héroïne. C’est très habile de la part de l’auteure car elle nous place devant notre propre complexité et devant l’urgence de faire un bilan."

Face à l’individualisme féroce qui sévit aujourd’hui, la femme s’est adaptée. Intransigeante, elle est devenue d’une exigence surélevée envers elle-même et ses pairs. "Les femmes sont pourtant d’une nature solidaire mais le contexte actuel ne favorise pas la solidarité, maintient Martine Beaulne. Si on nous demande d’adopter un comportement dicté par le patriarcat, nous allons le faire. Mais nous pourrions davantage réaliser des choses collectives. Nous portons cet héritage de nos mères et grands-mères. Les changements sociaux, ce sont les femmes qui les ont faits. Les garderies, l’intégration des déficients intellectuels, les sages-femmes… Les acquis depuis 40 ans sont indéniables. Toutefois, nous dérangeons encore. Nous n’avons toujours pas l’équité salariale. Nous continuons de faire peur car si l’homme n’a plus le pouvoir, il ne saura plus où est sa place."

Quant à savoir où est la nôtre, il semble qu’il faille d’abord se libérer du joug de la productivité. "C’est toute la société qu’il faut repenser. La pièce arrive à un très bon moment au niveau politique et social. C’est le temps du débat de fond."

TOP GIRLS DE CARYL CHURCHILL

Marlene est une Top Girl. Misant davantage sur sa carrière que sur son rôle de mère, elle obtient une prestigieuse promotion et s’imagine entourée de femmes célèbres ayant changé le cours de leur destinée. Elle devra pourtant faire face à la détresse de sa fille et aux idées gauchistes de sa sœur militante. Avec ce texte, Caryl Churchill tente de faire résonner la complexité des désirs féminins dans une société qui pousse à la performance. Martine Beaulne y met en scène dix comédiennes dont Marie-France Lambert, Sophie Cadieux et Micheline Bernard. Du 5 au 30 avril à l’Espace Go.