Comment ne pas réagir quand je vous vois prendre le clos en si grand nombre? Comment ne rien dire quand je vous entends confondre tolérance et absence de sens critique, respect et complaisance? Comment ne rien faire quand je vous vois adopter ce curieux intégrisme des bien-pensants, du tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-fin?
Comme en ce qui concerne la mort du pape. Presque une semaine à se faire rebattre les oreilles avec les mêmes discours élogieux à propos du Saint-Père, des témoignages larmoyants passés en boucle. Des jours à écouter les pontifes pontifier, les ouailles brailler, tout le monde louanger celui qu’on s’apprête à canoniser encore plus rapidement que le fondateur de l’Opus Dei ou Mère Teresa.
Ici et là, un couac. Une voix pour dénoncer la position de Jean-Paul II concernant l’homosexualité, une autre pour parler de sida et de contraception, une autre encore pour constater que l’on exagère peut-être la couverture de cet événement que constitue la mort du chef d’une religion que nous avons pratiquement évacuée.
Juste ça, quelques petits couacs presque inaudibles dans ce concert d’émoi, et vous voilà déchaînés, comme des hordes de zouaves en furie, prétextant qu’il s’agissait d’un pape progressiste, qu’on ne peut s’en prendre à un saint homme, que ces "attaques" tiennent de la malveillance ou de l’esprit tordu de quelques athées en mal de scandale ecclésiastique. Et surtout, ô pudeur, que le cadavre encore chaud réclame plus de respect.
Un discours qui n’est pas l’apanage exclusif des cathos, mais que partagent tous ceux qui tentent à n’importe quel prix d’éviter le conflit, qui cherchent de l’unanimité, du consensus. Ils sont les défenseurs d’une pudeur (encore celle-là!) qui ne peut souffrir la critique si celle-ci est pour le moins véhémente, quand ce n’est pas toute forme de critique qu’ils condamnent.
Ils sont les enfants de cette rectitude politique qui nous enferme dans un espace de débat de plus en plus restreint. Et ce "ils", c’est vous et c’est moi lorsque notre notion du respect de l’Autre se transforme en abnégation de soi, de ses propres valeurs qu’on ne cherche plus à défendre, de peur de froisser celles de l’Autre.
De peur, surtout, d’être taxé d’intolérance.
Pourtant, il n’est pas question ici de porter atteinte à la vie privée, mais de scruter la vie professionnelle. Il n’est pas non plus question d’attaquer les religions ou de faire preuve de racisme, mais de condamner l’intégrisme et la cruauté. Il n’est pas question de traîner des individus dans la boue, mais de dénoncer ce qu’ils représentent, les idées ou la culture qu’ils défendent et desquelles il est essentiel de débattre.
Si cela implique que l’on s’en prenne à de bons pères de famille, à d’adorables brus, à des imams ou à des saints-pères, so be it. La vie n’est pas monolithique. On peut à la fois être un mari aimant et un fraudeur, ce qui regarde tout le monde. On peut, à l’inverse, être professionnellement irréprochable et tromper sa femme, ce qui ne regarde personne. On se comprend?
Je sais, vous avez comme une impression de déjà-vu en lisant ces lignes. C’est seulement qu’en parcourant le courrier dans les journaux, en vous lisant ces derniers jours, j’ai eu peur. Peur qu’à l’opposé de ceux qui réclament une liberté féroce, même celle de calomnier, votre monopole du bon goût fasse désormais office de contrepartie, tout aussi dangereuse puisque aussi extrémiste, mais plus insidieuse, car elle se drape dans de bons sentiments.
Aussi, je vous sais bien aises de cette victoire remportée contre l’infamie et l’insulte gratuite ces dernières semaines. Mais soyons prudents. Ne mêlons pas les choses et veillons à ce que cette victoire n’en devienne pas une contre la démocratie et ses principes, contre la vraie liberté de blâmer. Ce serait d’abord donner raison à l’imposteur qui s’est crucifié en son nom, mais ce serait surtout renier une idée qui nous rend tous égaux devant l’humanité.
Celle qu’un con, malgré son prestige, ses croyances, son importance ou son insignifiance, reste un con.