Aux États-Unis, quand une série de télé populaire produit une émission de trop, qu’elle dérape, que ses scénaristes manquent cruellement d’inspiration, on dit qu’elle jump the shark. Ou qu’elle saute par-dessus le requin, si vous préférez.
La séquence devenue symbole provient de la télésérie Happy Days dans laquelle le personnage central, The Fonz, sautait par-dessus un requin au volant de sa moto, tel un Evil Knievel du pauvre. Trop con, trop ridicule, trop stupide, même pour une série déjà profondément débile: c’était le chant du cygne de cette émission qui allait irrémédiablement péricliter par la suite.
Voilà pour votre culture de l’inutile.
Maintenant, si, lorsqu’une série passe de géniale à moche, elle jump the shark, comment appelle-t-on un feuilleton qui devient tout à coup plus populaire qu’on ne l’avait espéré? Eh bien depuis la semaine dernière, on dit qu’il jump the Brault, ou qu’il fait un Brault, plus simplement.
Vous aimez? Moi, j’adore. J’entends déjà les boss de stations de télé dire: "T’as vu, depuis la scène de cul dans cette série, elle a fait un incroyable Brault, les cotes d’écoute montent en flèche! On pensait que c’était perdu, mais non…"
La séquence devenue symbole provient évidemment de la commission d’enquête Gomery, ce spectacle navrant de la justice en inaction dont on se moquait comme de Loft Story, que l’on trouvait bien ennuyant, où l’on se marrait de voir les publicitaires "choker" sous la pression, de voir Jean Chrétien jongler avec des balles de golf unifoliées… Bref, malgré toutes les horreurs qu’on y déterrait, tout le monde s’en fichait. Ça, c’était jusqu’à ce que Jean Brault apparaisse.
C’est avec lui que le scandale a pris forme, que les mots "mafia", "intimidation", "corruption" sont apparus et que les allusions aux films de gangsters se sont succédé. C’est avec lui que les directeurs de l’information ont enfin trouvé du matériel pour faire passer l’"émission" dans la meilleure case horaire et finalement provoquer la colère de citoyens soudainement exposés à une réalité qui dépasserait la fiction.
Blague à part, quand je vous vois tomber des nues de la sorte, j’ai un peu envie de rire. À 30 millions de dollars de budget par campagne électorale, vous ne vous doutiez pas que les partis devaient avoir recours à de douteux tours de passe-passe? Vous n’imaginiez pas qu’on puisse sombrer dans une telle série B, dans les petites magouilles, les enveloppes sous la table, les menaces, la fraude et la dilapidation des fonds publics?
Menteurs, vous l’avez toujours su, mais vous n’osiez pas le voir. C’est pas pareil.
En vierges offensées, vous vous excitez de ce scandale, vous êtes indignés, outrés. C’est votre droit. Quant à moi, ce scandale, il me rassure.
Depuis que je fais ce job, chaque fois que je parle de politique, que je vous expose tout mon dégoût de la chose – froide, calculatrice, purement motivée par des envies personnelles qui n’ont rien à voir avec nos aspirations collectives – vous, vous ne cessez de me répéter que ce discours est dangereux. Qu’il est éminemment risqué de considérer la politique avec un tel mépris.
J’ai maintenant la confirmation que le mépris va plutôt dans le sens inverse.
Je vous disais que ce scandale me rassure, vous l’aurez compris, c’est parce qu’il me conforte dans mon cynisme.
Il me confirme qu’il n’est pas plus vertueux de s’exciter inutilement quand on sait bien, au fond, que tout le monde payera sagement ses impôts encore cette année, que tout le monde sirotera tranquillement sa bière en terrasse dans quelques jours, que les vrais responsables de ces magouilles, probablement des élus, ne verront jamais l’ombre d’une cour de justice…
Cessez donc de vous en prendre au cynisme et à la dérision. Cette fois, je vous assure, ce sont eux qui sauveront le Canada.
Car si ce n’était de notre propension à l’oubli, au laisser-aller, au dédain des institutions, je n’ose imaginer ce qui adviendrait de nous. Dans des pays où la démocratie a encore une valeur, puisqu’elle y est fragile, on ne se contenterait pas d’une colère épisodique et de quelques pages couvertures de journaux pour un tel scandale.
Dans ces nations, ce sont des bombes qu’on ferait sauter.