Le skate : Planche de salut
Ces dernières années, le skate, marginalisé par les écoles et les autorités municipales, lutte pour son acceptation. Interdictions, structures déficientes, réglementation sévère et absence d’organisme fédératif retardent l’évolution d’un mode de vie et d’un sport pourtant extrêmement populaires. Et Montréal ce printemps?
Tazma… quoi? À peine si on ose encore prononcer le nom du défunt centre de loisirs voué à la pratique du skateboard, du patin à roues alignées et du vélocross BMX, qui a fermé ses portes en 2001. Quatre ans depuis l’éviction dudit Tazmahal du Palais du commerce au profit de la Grande Bibliothèque et toujours pas de solution de rechange. Ce qui aurait dû n’être qu’une simple relocalisation a tourné au fiasco politique, tandis qu’on apprenait, quasiment en même temps, la contamination du sol au nouvel emplacement retenu par la Ville (l’incinérateur des Carrières) et le projet de construction de condos prévu au même endroit. Au rancart, l’incinérateur, bonjour le dépotoir. Depuis le mois de janvier, on parle désormais d’une implantation possible dans le quartier Saint-Michel, sur le site de l’ancienne carrière Miron. Difficile de faire mieux en matière de symbole.
Au rebut, les skateurs? Jean-François Plante en est persuadé, les jeunes planchistes sont volontairement éloignés du centre-ville. Il faut dire que le conseiller municipal du district Louis-Hébert a vu s’envoler de belles promesses d’avenir pour son arrondissement lorsque la Ville a renoncé à son premier projet de réhabilitation de l’incinérateur. Autant dire qu’il ne mâche pas ses mots: "C’est une aberration. On va laisser cette cicatrice urbaine au centre-ville et on choisit à la place un emplacement serré contre la Métropolitaine, loin du transport en commun et pour lequel il va falloir construire un nouvel édifice. Ça relève d’un manque total de vision!" Vision ou pas, tandis qu’à la mairie on tergiverse, à Montréal, les skateurs doivent se trouver de nouveaux lieux pour l’entraînement, quand ils ne s’inventent pas eux-mêmes leurs propres skate parcs, au détriment de la sécurité. Une manne providentielle pour les centres privés qui ont poussé comme des champignons et dont les tarifs oscillent généralement autour de 15 $ la journée.
Le skate est rentable. Au cours des cinq dernières années, c’est toute une industrie qui s’est développée autour de la planche. Le nombre de magasins spécialisés a explosé, un signe de santé évident pour une discipline revenue en force avec le retour de la culture punk à la fin des années 90. Il n’existe pas de chiffres précis mais dans le milieu, on estime à plus de 100 000 le nombre de jeunes Québécois qui pratiquent régulièrement. Des jeunes de plus en plus jeunes: "On a des enfants de huit, neuf ans qui débutent. Quand ils commencent, certains sont plus petits que la planche!" lance Anthony Di Paolo, cofondateur du site Internet info-skate.com. Information relayée par Vincent Letellier, qui a créé il y a deux ans sa propre entreprise, Persévérance Skateboard. La société vise à proposer des solutions concrètes pour promouvoir l’activité, en premier lieu un programme de camps d’entraînement pour les enfants et les adolescents. Ça marche tellement bien que Vincent avoue être déjà arrivé à saturation: "J’encadre presque 300 enfants durant l’été!"
Vincent Letellier aurait toutes les raisons de se réjouir, et pourtant le jeune homme réprime à peine son agacement face à l’incompréhension qu’il perçoit dans les rangs de l’administration et des parents d’élèves lorsqu’il s’agit de skate à l’école: "J’ai tenté de proposer de développer une activité skate à l’école en apportant à la fois mon expérience d’encadrement et un matériel peu coûteux et modulaire, donc facilement déplaçable d’un lieu à un autre. Au public comme au privé, la réticence est extrêmement forte et les préjugés, tenaces." En tout et pour tout, Vincent n’aura pu travailler dans le milieu scolaire qu’avec l’école secondaire Georges-Vanier, à Laval. À la commission scolaire de Montréal, toute tentative est rendue impossible par le règlement qui interdit strictement la présence de la planche à l’intérieur des écoles. Un "code de vie" légitimé par les questions de sécurité et de protection des locaux, selon Claudette Lechasseur, responsable des communications à la commission scolaire. À l’école Sophie-Barat, on connaît bien ce règlement, qui aura coûté quelque 3500 $ investis dans un matériel qui n’aura jamais servi, les assurances de la commission refusant finalement de prendre en charge l’activité.
Pas découragé pour autant, Vincent répète inlassablement à qui veut l’entendre que le skate n’est pas un sport aussi dangereux qu’on peut le croire: "Depuis cinq ans, sur mille étudiants, je n’ai vu que trois cas de blessures. Deux foulures aux chevilles et un bras cassé. Au football, les blessures sont autrement plus graves et plus courantes, sans compter le fait que c’est un sport très coûteux. Mais bizarrement, ça ne gêne pas les directeurs d’école." Illogique? Tout autant, selon lui, que la multiplication de skate parcs publics de piètre qualité aux quatre coins de la ville: "Les villes s’équipent d’installations extrêmement chères mais qui ne seront pas utilisées par les skateurs, parce qu’elles ne répondent pas à leurs besoins." En cause, notamment, la mauvaise inclinaison des structures ou encore l’utilisation de matériaux bas de gamme comme le plastique, qui limite les sensations. Plus grave, selon Vincent, "les villes font monter des obstacles de trois pieds et moins, pensant que ce sera plus sécuritaire. Mais, justement parce qu’ils sont trop petits, ces obstacles aggravent les risques d’avoir un accident, faute d’assez d’espace pour retomber."
Incompréhension, donc, et frustration. Malgré la très forte demande dont il fait l’objet chez les jeunes, le skateboard rencontre encore beaucoup de difficultés sur le terrain de l’image qu’il projette. La faute, entre autres choses, Anthony Di Paolo est bien forcé de le reconnaître, à une part de résistance qui vient de l’intérieur même de la discipline: "C’est vrai qu’une partie des skateurs tient à conserver son indépendance. C’est particulièrement criant quand on sait que les X Games, aujourd’hui très médiatisés, sont sciemment ignorés par les revues spécialisées en skate." Le paradoxe est d’autant plus évident que le Québec n’est pas en reste en matière de champions. C’est ce que s’évertue à déplorer Denis Gagnon, le papa de Pierre-Luc Gagnon, deux fois vainqueur aux X Games et "complètement ignoré par les médias québécois". Propriétaire pendant plusieurs années d’un skate parc, Denis Gagnon note avec beaucoup de tristesse l’absence récurrente des parents lors des compétitions: "L’autre jour, j’essayais de me souvenir d’un parent et je n’ai pas été capable d’en trouver un seul!" Ancien éducateur physique, il assure que le skate est un "vrai sport" et ses adeptes, de "véritables athlètes", et il soutient qu’en sept ans, il n’a été témoin d’aucune rixe à l’intérieur de son skate parc.
La cause du skate est d’autant plus difficile à promouvoir qu’il n’existe à ce jour aucun organisme représentatif de l’activité au Québec. Raison pour laquelle Denis Gagnon et plusieurs autres personnes impliquées dans le milieu tentent depuis deux ans de mettre sur pied une fédération. Un véritable parcours du combattant: "C’est très difficile, on nous demande toujours de nouveaux papiers, ça n’en finit plus." Plutôt las, Denis Gagnon ne comprend toujours pas ce qui peut bien retarder à ce point la mise sur pied de la structure et regrette le manque de soutien aux jeunes qui désirent faire de la compétition dans ce domaine: "À ma connaissance, ils ne sont que trois à s’être inscrits en sport-études en skate…" Pas fameux quand on sait que le réseau américain NBC fait déjà campagne pour une intégration de la discipline aux Jeux olympiques…