Les assurances : Mon assureur, ce héros
Scientifiques et écologistes auront eu beau beugler durant 30 ans que le climat terrestre se détraquait à toute vitesse, c’est votre… vendeur d’assurances qui va sauver la planète.
Si vous voulez entendre de vertes critiques concernant le réchauffement de la planète, vous n’avez qu’à vous adresser à un assureur. Voici ce qu’affirmait tout dernièrement Richard Jones, vice-président du génie de la compagnie d’assurances Hartford. "Les changements climatiques sont une réalité, affirme Jones. Pour moi, prouver que le climat terrestre change à cause de certaines activités humaines, provoquant le réchauffement de la planète, c’est comme vouloir "prouver" mathématiquement que la chaussée existe après que vous vous soyez jeté du 30e étage. Après chaque étage, votre analyse dirait: "C’est bon, l’hypothèse tient la route", et arrivé à la chaussée, il n’y aurait plus l’ombre d’un doute." Les inquiétudes de Jones face à un cataclysme climatique imminent sont plutôt répandues, et ce, au sein d’une industrie connue pour son sobre respect des règles en vigueur. À mesure que se multiplient les coûts des sécheresses, des inondations, des tempêtes de vent et autres intempéries liées au changement des conditions climatiques, les assureurs occupent une place de premier plan dans le débat sur le réchauffement de la planète.
Cela fait 15 ans que certaines des plus grosses compagnies d’assurances au monde s’attaquent avec vigueur aux changements climatiques causés par les humains. Elles sont à l’écoute de signes avant-coureurs depuis des années: dès 1973, la compagnie allemande Munich Re a déterminé que les changements climatiques étaient une source potentielle de problèmes. Déjà, au début des années 90, d’autres assureurs européens, comme le géant suisse Reinsurance, basé à Zurich, déclaraient publiquement que le réchauffement planétaire pouvait induire autant des changements météorologiques que des modifications dans leurs grands livres de ventes. En novembre 1990, dans la revue professionnelle Business Insurance, le directeur général de la compagnie Swiss Re a expliqué pourquoi il fallait prendre les changements climatiques au sérieux. Commentant l’augmentation récente de catastrophes naturelles, il avertissait que "si la tendance des changements climatiques redoutés se maintient, l’industrie de l’assurance sera poussée à bout". Traduction: si le réchauffement planétaire se poursuit selon les prévisions, cela pourrait entraîner la faillite des assureurs.
À première vue, il paraît tout à fait surprenant d’entendre de tels propos. On ne s’attendrait pas à trouver dans une revue telle que Business Insurance un appel à la mobilisation des forces pour lutter contre le réchauffement. "Les gens s’imaginent que toute grande industrie va nécessairement se ranger dans l’autre camp, celui qui affirme que s’opposer aux changements climatiques serait mauvais pour les affaires et pour l’économie en général", explique Evan Mills, scientifique au Lawrence Berkeley National Laboratory et expert de la position de l’industrie de l’assurance sur la question des changements climatiques. Cependant, même si les environnementalistes clament haut et fort que les actuaires sont de leur côté, c’est le motif pécuniaire, et non la politique, qui pousse les assureurs à souhaiter la réduction des émissions de carbone et à promouvoir l’énergie propre. Divers membres de cette industrie reconnaissent volontiers que le combat qu’ils livrent contre le réchauffement de la planète est purement mercenaire: les changements climatiques nuisent à leurs profits.
Les effets à long terme du réchauffement de la planète menacent l’avenir de bon nombre d’économies dans le monde; l’industrie de l’assurance, elle, s’en ressent déjà. Elle jouit, certes, de trois fois les revenus de l’industrie pétrolière, soit 3 trillions de dollars de revenus annuels, mais, contrairement à l’industrie du pétrole, qui pourra sûrement compter sur les réserves d’or noir pour une autre cinquantaine d’années, elle subit les pressions environnementales au fur et à mesure. L’industrie ne présente pas un front commun dans le combat contre le réchauffement de la planète – la plupart des compagnies américaines ne s’étant pas encore impliquées -, cependant, elle suscite quand même beaucoup d’attention. Les assureurs sont les canaris financiers des mines de charbon: quand ils se meurent, ce n’est pas le moment de les ignorer.
Le fort des assureurs, c’est leur admirable manipulation des chiffres; or, leurs calculs quant aux changements climatiques ne présagent rien de bon. La fréquence et l’impact des désastres naturels ont connu une croissance soutenue durant le siècle dernier, dramatique au cours des 50 dernières années. Selon la collecte de données effectuée par Munich Re, il y aurait eu moins de 200 désastres naturels liés aux changements climatiques dans les années 50, mais plus de 1600 dans les années 90. Les pertes économiques occasionnées par ces sinistres ont décuplé au cours de ces quatre décennies, allant de 4 milliards de dollars dans les années 50 à 40 milliards dans les années 90; pendant cette période, leur responsabilité de remboursement a connu, elle aussi, une ascension fulgurante. Dans les années 50, les pertes des compagnies d’assurances dues aux désastres naturels étaient négligeables; dans les années 90, elles s’élevaient à 9,2 milliards de dollars par année. Ainsi que le déclarait tout récemment Peter Levine, président de Lloyds of London, "le gros problème, pour les assureurs, ce sont les désastres naturels… leur impact est à la hausse parce que le climat est en train de changer, ce qui représente un grand défi pour les assureurs".
Les statistiques sur les États-Unis sont tout aussi inquiétantes. Entre 1985 et 1999, 14 % des catastrophes naturelles se sont déroulées aux É.-U., ce qui a représenté 58 % des pertes mondiales pour les assureurs. L’Insurance Services Office, l’Office des services des compagnies d’assurances, a évalué à 50 milliards de dollars les dommages hypothétiques occasionnés par une catastrophe naturelle de l’ampleur d’un ouragan qui s’abattrait sur une ville américaine majeure telle que Miami. Cela provoquerait la faillite de plus d’un tiers des compagnies d’assurances américaines. De tels scénarios ne sont pas que des hypothèses: l’ouragan Andrew, qui s’est abattu sur la Floride en 1992, a coûté 17 milliards de dollars aux compagnies d’assurances, et a même entraîné des fermetures dans certains cas.
Ces chiffres peu encourageants sont de mauvais augure pour une industrie qui croit que les risques imprévisibles peuvent être atténués par l’application judicieuse de formules éprouvées par le temps, les répartissant ainsi plus également. Mais les probabilités croissantes de dommages à la propriété et de pertes de vies résultant des changements climatiques font que les assureurs ne savent plus avec certitude s’ils peuvent couvrir leurs risques. Comme le disait le légendaire investisseur Warren Buffet en 1992, la possibilité des effets du réchauffement de la planète signifie "que les assureurs ne peuvent plus se contenter de se baser sur leurs expériences antérieures". En d’autres mots, l’industrie de l’assurance est comme un casino: les chances sont généralement de son côté. Mais quand ces chances sont subitement bouleversées, le casino peut essuyer toute une série de lourdes pertes.
Certaines compagnies souhaitent répartir les risques en tentant de trouver des solutions au problème du réchauffement. Sous les auspices des Nations Unies, dans le cadre du Programme d’initiative des compagnies d’assurances pour l’environnement, un regroupement de plus de 80 compagnies réparties dans 25 pays encourage les gouvernements et les corporations à réduire les émissions de carbone. Toutefois, les compagnies américaines ne sont pas aussi impliquées que leurs consœurs canadiennes, européennes et asiatiques. Le groupe Chubb, par exemple, ne fait pas partie de l’initiative PENU et ne répond guère aux appels qui lui sont lancés. Il a d’ailleurs bloqué l’année dernière une résolution mise de l’avant par les actionnaires qui l’aurait forcé à prendre position contre le réchauffement planétaire. Cette opposition pourrait être due au succès des sceptiques face au changement climatique, qui persistent à mettre en doute l’existence même du phénomène du réchauffement. Une partie du problème, affirme Evan Mills, provient du fait que les assureurs ne voient pas le réchauffement comme l’occasion d’investir dans des stratégies qui réduiraient leurs risques et pourraient leur sauver beaucoup d’argent.
Les grands assureurs européens qui persistent à affirmer que le combat contre le réchauffement est profitable ont été accusés par les sceptiques face au changement climatique, adeptes de la libre entreprise, de profiter financièrement du réchauffement. Un document récent de TechCentralStation.com a accusé Swiss Re de gonfler les coûts engendrés par les désastres naturels, afin que les consommateurs effrayés se ruent sur des polices d’assurances… à prix gonflés. L’auteur décrit en ces termes la "trahison" de l’assureur qui s’est rallié à la cause environnementale:
"Une compagnie qui se sert du système de la libre entreprise pour générer des profits au moyen de l’adhésion à un mouvement dont le but est l’élimination, ou du moins une réforme de fond, du système qui a permis à ladite compagnie de s’enrichir."
Les conclusions des sceptiques quant aux motifs des assureurs sont peut-être erronées, mais ils ont raison de supposer que les consommateurs vont devoir débourser davantage pour les assurances. "Au fur et à mesure que les pertes grimpent, le prix de l’assurance grimpera aussi, explique Mills. Il faut se rappeler que, comme c’est le cas pour n’importe quelle autre industrie, les assureurs doivent couvrir leurs frais et générer un profit raisonnable pour leurs actionnaires. À mesure que les intempéries s’intensifient et que le climat se dérègle, le défi actuariel prendra de l’ampleur, ce qui mettra de la pression sur les prix." Il y a aussi le risque que des compagnies d’assurances anxieuses arrêtent de couvrir les propriétés particulièrement vulnérables aux désastres climatiques. Cela ne vous concerne guère si vous ne vivez pas dans un petit village au bord du Pacifique ou en Alaska. Mais si vous habitez un lieu que fréquentent les ouragans, les sécheresses, les inondations, les tempêtes de vent et de neige ou les canicules, vous pourriez un jour être pris au dépourvu.