Beauté fatale
Devant une situation qu s’aggrave encore, le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes tire la sonnette d’alarme et appelle les femmes à se mobiliser contre la tyrannie de l’image. Un combat perdu d’avance?
"À chaque fois que je reprenais du poids ou que je ne parvenais pas à atteindre le fameux poids santé, à chaque nouvel échec, j’avais l’impression que je ne pourrais pas recommencer à vivre." Francine Girardet, 52 ans, n’y va pas par quatre chemins pour décrire l’enfer qu’elle a vécu, de son plus jeune âge jusqu’à l’aube de sa cinquantième année. Un véritable parcours du combattant, conditionné dès la prime jeunesse et jalonné de régimes en tous genre. Le témoignage est édifiant mais tristement banal. Trop grosse, trop maigre, trop petite, le nez trop long, les seins pas assez gros, la peau pas assez blanche, la tyrannie de l’image ne date pas d’hier et s’exerce plus particulièrement sur les femmes. Raison pour laquelle le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes vient de lancer une opération de sensibilisation destinée au grand public et axée sur la valorisation de la diversité des images corporelles.
"On assiste à une véritable standardisation de l’image, doublée d’un culte de la jeunesse, qui tend à nier toute caractéristique d’âge, mais aussi d’origine. La question du poids n’est qu’une des nombreuses facettes de ce problème. De plus en plus de femmes vont jusqu’à se faire débrider les yeux ou blanchir la peau pour répondre au modèle occidental qu’on leur impose." Lise Lamontagne, directrice générale du Réseau, note que si le statut social des femmes s’est amélioré, elles "n’ont jamais perdu leur statut d’objet". L’appel à la mobilisation est relayé par Sylvie Léonard et Nathalie Gascon. Inquiète, Sylvie Léonard va jusqu’à évoquer le "recul évident pour l’autonomie et le développement sain des femmes" et met notamment en cause l’hypersexualisation des jeunes filles ou encore la faible proportion de rôles octroyés à des femmes d’âge mûr dans le milieu artistique.
Basée sur le recensement de témoignages et la sensibilisation, l’opération lancée par le Réseau n’aura pas la vie facile. Lise Lamontagne admet qu’elle constitue un premier pas vers une amélioration, mais que le combat est loin d’être gagné. Les écueils sont en effet nombreux, le premier étant, selon Nathalie Gascon, la relative indifférence des jeunes femmes, qui ne se reconnaissent pas dans le mouvement féministe et qui n’ont pas développé de grande sensibilité vis-à-vis de cette problématique: "Elles ne se disent pas féministes parce qu’elles en ont été, d’une certaine façon, les bénéficiaires […] Un jour, la réalité rattrapera ces jeunes femmes." Si l’actrice évoque la question sociale, c’est que tout le monde s’entend pour dire que la mésestime de soi, le manque de confiance, sont en rapport direct avec la recherche effrénée de la perfection physique. Un créneau exploité de plus en plus ouvertement par l’industrie de la beauté.
Dans un rapport déposé en 2001 et intitulé Changements sociaux en faveur de la diversité des images corporelles, le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes note avec inquiétude l’existence d’un courant au sein de l’industrie de la beauté dont les arguments laissent supposer que changer notre image équivaut à changer notre intérieur: "C’est l’approche des cliniques de chirurgie esthétique: laissez votre corps refléter votre beauté intérieure; ou encore: recherche d’harmonie – exécutée par un praticien certifié, la chirurgie esthétique des seins peut contribuer à votre bien-être. Une clinique de greffe du cheveu s’est même donnée comme slogan: "Le cheveu, la peau, l’être!"" L’idée est aussi la clef de voûte des émissions de remise en forme ou de "relookage" qui pullulent sur les réseaux de télévision. La plupart, reprenant le concept américain de la métamorphose, infligent à leurs participants, en grande majorité des femmes, un parcours constitué de plusieurs "épreuves" au terme duquel ces dernières voient la promesse d’un véritable changement de vie. Autrement dit, le bien-être ne peut être atteint qu’au prix de la conformité à un modèle d’image universel.
AGGRAVATION
Dans ces conditions on ne s’étonne pas de constater un glissement dangereux entre les problématiques de santé réelles et le simple besoin de changer d’image. Dans son document Maigrir pour le meilleur et non pour le pire, paru en 2004, l’Association pour la santé publique du Québec note qu’ "en 1998, au Québec, 88 % des femmes ayant un excès de poids ont indiqué vouloir perdre du poids pour améliorer leur apparence, contre 12 % pour être en meilleure santé." Marie Watiez, psychosociologue et titulaire d’un doctorat français en psychologie, incrimine le milieu médical et son discours culpabilisant: "Les gens sont constamment préoccupés par leur image, en particulier les femmes. Dès qu’elles prennent quelques kilos en trop, c’est la panique." Habituée aux interventions dans les entreprises ou auprès d’organismes spécialisés, Marie constate que beaucoup de personnes qu’elle rencontre dans ce cadre n’ont pas de réel problème de santé: "Au lieu de se fixer sur un bien-être global, elles se concentrent sur les kilos affichés par la balance. On oublie que grossir va de pair avec vieillir, que c’est souvent normal."
La confusion est d’autant plus forte que de plus en plus de médecins spécialisés ou de thérapeutes intervenant dans le domaine des médecines douces valorisent les préoccupations esthétiques dans leur pratique. C’est ce que le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes appelle "la pratique médicale esthétisante" dans son rapport de 2001. Et de citer quelques exemples: un ophtalmologiste offrant une chirurgie esthétique des paupières, un oto-rhino-laryngologiste s’occupant également de l’extérieur du visage, un phytothérapeute proposant des liftings préventifs par l’herboristerie ou encore des acupuncteurs offrant des liftings. Le rapport constate même une tendance à la publicisation de l’impact esthétique chez certains dentistes ou dermatologues. Santé et bien paraître vont donc de pair, une certitude qui a pris de l’ampleur dans l’imaginaire collectif, relayée par les dizaines de programmes de diètes amaigrissantes dont les conséquences peuvent être dangereuses sur le plan de la santé, voire contraires à l’effet escompté.
Fannie Dargenais, diététicienne, nutritionniste et directrice de l’organisme Équilibre, dont l’objectif est de permettre aux personnes désireuses de perdre du poids de le faire de manière éclairée, précise: "Beaucoup de ces diètes sont construites autour de la restriction et développent des comportements obsessifs, ce qui a pour conséquence une prise de poids!". Elle rappelle qu’au Québec 70 % des adolescentes font des efforts pour maigrir et qu’une petite fille de moins de neuf ans sur trois a déjà tenté de perdre du poids. Une étude de l’Institut canadien de la recherche sur la condition physique et le mode de vie mentionne d’ailleurs à ce propos: "Maigrir est perçu par plusieurs filles comme le moyen d’améliorer leur estime de soi." Et pour ça tous les moyens sont bons: sauter le déjeuner, fumer la cigarette et pratiquer un sport de manière intensive; "L’activité physique, plus saine que la cigarette et les régimes pour contrôler son poids, sert malheureusement parfois à maigrir au point d’atteindre un poids inférieur à la normale au lieu d’aider à garder un poids normal et sain."
Le travail à accomplir est énorme, mais l’urgence d’agir se fait sentir. Les types d’interventions se radicalisent, comme en témoignent la Journée internationale sans diète, qui a lieu depuis 1992 et qui a de plus en plus de retentissement au Québec, ou encore l’arrivée de nouvelles approches comme celle des ateliers de réconciliation corporelle ou du groupe Équilibre. Un changement d’autant plus essentiel que cette tendance s’élargit et concerne aujourd’hui les hommes. Fannie Dargenais en voit de plus en plus, lors des ateliers du groupe Équilibre, victimes du complexe d’Adonis: "Les jeunes garçons se préoccupent de manière outrancière de leur apparence. Ils sont exposés eux aussi à des idéaux de beauté. Mais là où les filles sont obsédées par la minceur, les garçons cherchent à développer à tout prix leur masse musculaire, souvent en ayant recours à des suppléments alimentaires."
Informations:
Réseau québécois d’action pour la santé des femmes, www.rqasf.qc.ca
Coalition corps-accord, www.corpsaccord.com
Groupe Équilibre, www.equilibre.ca