Les sexes forts
Société

Les sexes forts

La montée du masculinisme fait peur aux féministes. "Rétrograde", "réactionnaire", les pourfendeurs du récent mouvement des hommes ne ménagent pas les épithètes, ni les actions de choc ou les interventions publiques, pour montrer leur opposition. C’est sous protection policière (!) que s’est tenu du 22 au 24 avril le 2e Congrès international Paroles  d’hommes.

Est-on en passe de voir surgir un nouveau clivage qui nous fera oublier les crêpages de chignons entre souverainistes et fédéralistes? Durant le congrès Paroles d’hommes, la Coalition anti-masculiniste, ayant organisé en parallèle des journées "d’activités et de réflexion", a terminé sa réunion lorsque quelques participants scandant "À mort, les masculinistes!", se sont rendus chez Serge Ferrand et ont lancé une bombe puante à l’intérieur du domicile du réalisateur du documentaire La machine à broyer les hommes, portant sur les injustices qui seraient faites aux pères par les tribunaux en matière de garde d’enfants après une séparation.

Selon ses opposants, le masculinisme est, "sous des dehors conciliateurs", un mouvement réactionnaire au discours "oppresseur" qui vise à "détruire les acquis sociaux gagnés par les femmes", prônant un retour à une identité masculine fondée sur la virilité et l’agressivité. "Mon documentaire n’accuse pas les femmes, mais un système biaisé donnant toujours raison aux femmes, et dans lequel est véhiculée une image de l’homme qui le précède partout. Avant on nous reprochait de ne pas parler et maintenant que l’on parle on ne veut pas nous écouter. On ne veut pas toucher aux acquis du féminisme. Mais on veut qu’on reconnaisse que les hommes aussi ont des problèmes. Pouvez-vous m’imaginer une seconde avec une pancarte »À mort, les féministes! »?", s’interroge M. Ferrand.

De l’avis des antimasculinistes, l’organisateur du congrès, Yvon Dallaire, "clame ouvertement sa haine des féministes" et "légitime la violence faite aux femmes". Le principal intéressé se dit stupéfait de ces accusations. "Le mouvement féministe se devait de voir le jour. Grâce à lui beaucoup de choses ont été faites pour les femmes qui ont gagné le droit à l’égalité à tous les points de vue. Beaucoup d’hommes aussi ont été gagnants. Je vais continuer d’appuyer ce mouvement tant qu’il progressera vers l’égalité. Comme les féministes quand elles ont commencé à parler, on crée des résistances."

Le mouvement des hommes est rassembleur, dit M. Dallaire, qui croit que ses opposants connaissent mal ses objectifs. Le but du congrès d’avril auquel ont participé 171 personnes, dont 54 femmes, était de tendre la main aux femmes, poursuit celui qui préfère le terme "hoministe" et qui tient à se dissocier des groupes masculinistes radicaux. "Le masculinisme radical accuse à tort les femmes d’avoir tout le pouvoir et d’être responsables de ce qui va mal chez les gars, que l’on pense au suicide ou au décrochage scolaire. Ce n’est pas de la faute des femmes si les hommes souffrent. Les hommes, comme les femmes, sont responsables d’eux-mêmes."

UNE MACHINE DE GUERRE

Michèle Asselin: "On ne doit pas porter la même attention aux problèmes des hommes qu’à ceux des femmes. on s’oppose aux masculinistes qui nient que les femmes subissent une discrimination à cause de leur sexe."

La question n’est pas de savoir si les hommes aussi vivent des difficultés, explique Michèle Asselin, présidente de la Fédération des femmes du Québec. C’est là une évidence, mais on ne doit pas porter la même attention à leurs problèmes qu’à ceux des femmes. "Parce que les hommes ne peuvent pas être discriminés en tant qu’hommes, ils ne vivent pas de problèmes en tant que groupe, mais en tant qu’individus. Donc, on s’oppose aux masculinistes qui nient que les femmes subissent de la discrimination à cause de leur sexe. De nombreuses statistiques témoignent que nous sommes absentes de nombreux lieux de pouvoir, que nous gagnons 70 % du salaire moyen des hommes et que les 2/3 des emplois à salaire minimum sont occupés par des femmes."

Un bon exemple de discrimination systémique concerne le virage vers les soins à domicile qui seraient donnés en grande majorité par des femmes, souligne Mme Asselin. "Ce sont les femmes qui aident leurs proches dans le besoin, car en général ce sont elles dans le couple qui gagnent moins d’argent et qui doivent donc s’absenter du travail." Selon Mme Asselin, les hommes ont tort de crier à la discrimination en matière de garde d’enfants à la suite d’une rupture, car "la majorité d’entre eux n’en veut pas."

"Le masculinisme est une machine de guerre contre le féminisme et contre les femmes. Au mieux, ces gens veulent arrêter le mouvement féministe; au pire, il veulent le faire reculer", croit Francis Dupuis-Déri, chercheur au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal, enchaînant du même souffle que les masculinistes ont une sorte d’"agenda" caché, fondé sur une vision traditionnelle et naturaliste des sexes, que l’on découvre en lisant les ouvrages d’Yvon Dallaire. "Dallaire adapte son discours selon le moment: quand il veut avoir une bonne image et ne pas avoir l’air misogyne ou sexiste, il va dire que le féminisme a eu du bon. Mais selon lui, les femmes arrivent sur le marché du travail ou en politique avec leurs valeurs de compassion, de compréhension, et d’égalité… Ainsi, il admet que les femmes ont le droit de travailler, mais il identifie les femmes à des valeurs précises, puis il porte un jugement, disant que placer ces valeurs en priorité, c’est perdre de l’efficacité, de la rentabilité, de la productivité."

À la suite de Mme Asselin, M. Dupuis-Déri estime que les problèmes vécus par les hommes ne sauraient être scrutés sous la même loupe que ceux étant le lot des femmes dans la mesure où nous vivons encore sous un système patriarcal qui maintient les femmes, en tant que genre, dans un état de subordination. Ainsi, les difficultés scolaires des jeunes garçons, les fléaux du suicide et de l’itinérance, qui touchent les hommes tout particulièrement, doivent être considérés comme des problèmes généraux dont l’État doit s’occuper, sans pour autant faire l’objet de mesures particulières. "Dallaire et les autres ne regardent pas la structure sociale globale. Ils prennent l’exemple de tel gars qui a perdu ses enfants et disent que c’est la catastrophe pour les hommes sans dire que, collectivement, ceux-ci dominent le Québec dans toutes les sphères."

SORTIR DES DISCOURS IDÉOLOGIQUES

La discrimination n’a pas de sexe, et les hommes aussi peuvent en être victimes, rétorque Loraine Filion, travailleuse sociale et médiatrice familiale au Centre jeunesse de Montréal, qui a participé au congrès d’avril. "J’ai été enchantée d’être invitée pour aller parler de la situation des pères séparés, mon champ d’expertise depuis près de 30 ans. Ces gens ont un discours très modéré et prônent l’égalité des hommes et des femmes. Les échanges furent très riches."

La discrimination contre les hommes en matière de garde des enfants est réelle, selon Mme Filion. "Il s’agit que la mère s’objecte à la garde partagée et à la présence du père pour que ce dernier se voit engagé dans une course à obstacles. Il y a encore un mythe voulant que la femme soit meilleure pour s’occuper des enfants. Cela doit changer."

Il est temps de sortir des discours idéologiques qui font de la femme une victime éternelle afin de lutter pour plus de justice pour tous, enchaîne de son côté Francine Leduc, agente de recherche sociosanitaire à la Direction de la santé publique de la Montérégie, qui a fait une présentation au congrès d’avril. Après s’être investie durant des années dans les services offerts aux femmes enceintes des milieux défavorisés, Mme Leduc s’intéresse depuis plusieurs années aux cas de rupture conjugale et d’exclusion du père. "La discrimination systémique, qui est le nerf de la guerre, est un discours désincarné qui torture la réalité. Quand on parle des problèmes de santé publique, les femmes disent toujours que les leurs sont plus graves que ceux des hommes. Or, en santé publique on ne fonctionne pas ainsi; la santé de tous les individus doit primer sur les discours idéologiques. Nous ne sommes pas un groupe de pression, on est censé travailler avec les données scientifiques puisées chez Statistique Canada, l’Institut de la statistique du Québec et dans les grands fichiers d’État. La différence dans mon travail, c’est que j’essaie de regarder la réalité de différents angles. La réalité, c’est qu’au Québec les hommes ont moins de services de santé adaptés, sont plus malades, meurent plus jeunes à tous les groupes d’âges, se suicident 4 ou 5 fois plus, et se perçoivent encore comme les pourvoyeurs de la famille. Et je ne peux que constater que les ressources spécifiquement dédiées par sexe le sont principalement aux femmes alors que les hommes en ont vraiment très peu. Alors, quand on parle du discours égalitaire, c’est toujours "deux poids, deux mesures"…"

Se proclamant féministe, Mme Leduc se désole de la campagne de discréditation des anti-masculinistes, qui ne peut que mettre de l’huile sur le feu. Selon elle, le mouvement masculiniste est parfaitement légitime dans la mesure où il vise la défense des droits des hommes, comme le féminisme. "Ce n’est pas en faisant de la ségrégation que nous allons améliorer les relations hommes-femmes. Je suis féministe mais pour une réelle égalité entre les hommes et les femmes, devant être examinée à la lumière de méthodes scientifiques rigoureuses et non pas de discours idéologiques. Lors de ruptures la garde des enfants est confiée à la mère dans 80 % des cas. Ce ne sont pas des cas isolés, mais des milliers de pères qui sont ainsi exclus. Dans ce dossier, la pension est l’enjeu majeur."

Diane Lavallée, présidente du Conseil du statut de la femme: «Il ne faut pas mettre le type de violence faite aux femmes et aux hommes sur le même pied.»

Mme Leduc récuse les études faites par les groupes de femmes qui soutiennent que ce sont les femmes avant tout qui souffrent de pauvreté. "Mes données disent que 17 % des hommes et 20 % des femmes sont pauvres. Est-ce que ces écarts justifient les discours dominants et l’attribution des ressources? Quand on parle de pauvreté, les gens pensent aussi à la monoparentalité féminine. Dans les faits, sur 100 enfants pauvres, la moitié ou plus vivent dans des familles biparentales. Car si votre conjoint ne travaille pas, vous risquez d’être plus pauvre."

Diane Lavallée, présidente du Conseil du statut de la femme, se dissocie des écarts de certains manifestants lors du congrès Paroles d’hommes, soutenant que tous ont le droit de s’exprimer. "Il faut essayer de travailler avec les gens du centre, hommes et femmes, qui ont à cœur de vivre dans une société où les rapports seront plus égalitaires. Tout mouvement extrémiste à l’heure actuelle ne ferra qu’envenimer le climat. Dallaire semble avoir un discours plus soft que ceux de L’Après rupture. Mais attention: il ne faut pas dire que la situation des femmes s’est améliorée au point où ne peut plus parler de discrimination systémique à leur égard. Dans 85 % des cas de violence conjugale, elles sont les victimes. Peut-être y a-t-il moins de dénonciation de la part des hommes pour des raisons de socialisation, mais il ne faut pas mettre le type de violence faite aux femmes et aux hommes sur le même pied."

Pour M. Ferrand, le féminisme est surtout un puissant lobby qui n’a pas intérêt à voir les hommes s’organiser pour aller réclamer les précieux deniers publics, ce que ne nie pas Mme Lavallée. "Parce qu’on en manque encore. Mais, sans avoir à partager nos ressources, nous serions d’accord pour que des ressources supplémentaires aillent éventuellement aux hommes", conclut-elle.