Les think tanks : La machine à penser
Société

Les think tanks : La machine à penser

Sous la bannière de l’intérêt public, les think tanks – ou "boîtes à idées" – de tous bords politiques cogitent sur le Québec de demain. Un nouveau moyen pour les politiciens d’avoir des idées fraîches?

Oubliez l’image du chercheur planqué entre les murs de l’université, dont les analyses absconses sont destinées à un auditoire confidentiel. Désormais, les savants se regroupent en think tanks et sortent de leur tour d’ivoire, n’hésitant pas à s’exposer aux feux des projecteurs pour diffuser leurs idées, influençant ainsi les différents courants de pensée qui prévalent dans nos sociétés.

L’expression à la mode think tank désigne donc un groupe qui est souvent à la politique et à l’économie ce que les boîtes à idées sont aux entreprises. Issus de la tradition anglo-saxonne, les think tanks – appelés aussi "laboratoires à penser" ou "groupes de réflexion" – sont des groupes d’experts qui mènent des recherches scientifiques en politiques publiques. En résulte un brassage intellectuel où innovation et créativité sont les maîtres mots, et à l’issue duquel seront publiés des travaux et des rapports. L’objectif: nourrir le débat public en diffusant les résultats de ces recherches auprès des citoyens, des médias et des politiciens.

LA PETITE HISTOIRE

À l’origine, l’expression think tank était utilisée aux Etats-Unis, lors de la Seconde Guerre mondiale, pour désigner le lieu où les scientifiques et les militaires élaboraient leurs stratégies.

Aujourd’hui, au pays de l’Oncle Sam, il y a environ 2000 de ces institutions privées, qui se disent non partisanes, sans but lucratif et indépendantes. Elles sont composées de doctes esprits parmi lesquels on compte non seulement des chercheurs universitaires mais aussi des chefs d’entreprises et des personnalités politiques.

Ce qui distingue les think tanks des lobbies? Ils ne défendent pas un groupe d’intérêts et passent uniquement au microscope les enjeux socioéconomiques. Les thèmes abordés sont aussi éclatés que le sont ces "laboratoires d’idées". Cela va de la fiscalité à la mondialisation en passant par la santé et l’environnement.

Faisant le pont entre le savoir théorique et le public, ils sont des éléments influents de l’échiquier politique américain. Parmi les plus prestigieux: la Brookings Institution, la RAND ou le Cato Institute, dont les budgets privés s’élèvent à des centaines de millions de dollars. Les membres du pouvoir les consultent régulièrement afin d’établir des marches à suivre, en matière de politique extérieure par exemple. C’est dans un think tank qu’a été prise la décision d’attaquer l’Irak.

Leur non-partisanerie implique que les think tanks n’ont pas fait serment d’allégeance à l’éléphant ou à l’âne, c’est-à-dire aux deux grands partis politiques états-uniens que sont les républicains et les démocrates. N’empêche, ils orientent leurs travaux en fonction de leurs préférences idéologiques. Certains think tanks promeuvent des idées conservatrices et néolibérales, tels le libre marché ou l’évanescence de l’État. Ainsi, ces "réservoirs à penser" ont la volonté assumée d’influencer la marche des décisions politiques.

AU QUÉBEC

Outre-Atlantique, l’Europe et l’Asie ont succombé à la think tank attitude. Dans une moindre mesure, le Canada a été séduit par le concept ces 20 dernières années. Et le Québec n’y a pas échappé. S’il n’existe aucun répertoire officiel du nombre des boîtes à idées québécoises, on peut en dénombrer au moins une dizaine. Le phénomène est encore discret, mais commence à prendre de l’ampleur.

C’est ce qu’a constaté dans les pages du Devoir Diane Lamoureux, professeure de sciences politiques à l’Université Laval: "Dans les années 1980, on a vu s’élever des voix pour dénoncer le silence des intellectuels. Mais depuis lors, ce sont les think tanks, instituts privés de tous ordres, qui ont contribué à alimenter le débat public, plutôt que les universitaires."

Parmi les plus connus se trouvent l’Institut économique de Montréal (IEDM), l’Institut du Nouveau Monde (INM) et le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO), qui sont nés au cours des cinq dernières années. Le doyen est l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), qui existe depuis 1972. Malgré leurs divergences d’orientations et de valeurs, ils aspirent à de nouvelles idées.

Les think tanks "made in Québec" ne se réclament d’aucun parti et se situent davantage sur le spectre des valeurs politiques. Mais, selon des étiquettes connues, à droite, on revendique la privatisation des services sociaux ou on allègue l’inefficacité de l’État; à gauche, on défend, par exemple, le bien commun ou l’accessibilité aux soins de santé.

En leur sein se trouvent des personnalités publiques et politiques aux sensibilités diverses. C’est le cas de Monique Jérôme-Forget, actuelle présidente du Conseil du trésor, qui a été présidente de l’IRPP de 1991 à 1998, ainsi que d’anciens premiers ministres du Québec: Jacques Parizeau, actuel président du comité de recherche de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC), et Pierre Marc Johnson, qui encourage l’IRPP.

Les boîtes à idées québécoises ont appliqué le modèle anglo-saxon: un groupe d’experts qui produit un matériel intellectuel et scientifique. Celui-ci est accessible par Internet, l’outil incontournable, et ses auteurs espèrent obtenir une couverture médiatique. Comme le note Robert Laplante, directeur général de l’IREC: "La puissance de l’information scientifique tient dans sa circulation."

À DROITE

L’IEDM, considéré comme de droite, a fait couler beaucoup d’encre cette année. Controversé, il est connu pour son Bulletin des écoles secondaires du Québec publié au sein du magazine L’Actualité, ainsi que pour avoir plaidé pour le dégel des frais de scolarité. Sa mission est claire: rehausser l’éducation économique des Québécois. Il assume sans complexe le souhait d’avoir une résonance auprès des responsables politiques. "Nous faisons un grand effort de communication et de vulgarisation pour atteindre un vaste public", explique Patrick Leblanc, directeur des communications formé à la London School of Economics.

La stratégie est, d’une part, d’envoyer ses travaux à tous les députés de toutes les couleurs politiques et de contacter directement les journalistes afin de défendre ses idées dans l’arène publique. Une stratégie qui a des résultats, car Mario Dumont, chef de l’Action démocratique du Québec, consulte l’IEDM et épouse les idées dites néolibérales de cet institut montréalais.

D’autre part, on arrime les travaux à l’actualité afin de s’inscrire dans le débat. "Dans le dossier des frais de scolarité, nous avons produit une étude avant la tenue de la commission parlementaire", indique M. Leblanc.

"La philosophie de l’IEDM est connue: le libre marché est la solution pour régler toutes les politiques publiques", d’après Jeremy Leonard, chargé de la diffusion à la recherche à l’IRPP. À la tête de l’IEDM: Hélène Desmarais, épouse de Paul Desmarais fils, qui est au sein du conseil d’administration, dont Yves Séguin, ancien ministre des Finances, a fait partie.

À GAUCHE

À gauche, l’Institut du Nouveau Monde, mené par Michel Venne, chroniqueur au Devoir. Tourné vers la recherche de solutions pour le Québec de demain, il est le seul think tank qui défende la justice sociale, le bien commun et l’ouverture aux autres.

"Contrairement aux autres boîtes à idées, nous mesurons le progrès du Québec en fonction d’indicateurs économiques, mais aussi sociaux et culturels, explique M. Venne. Notre démarche est de suggérer des idées, d’informer et de débattre, avec tous les acteurs de la société, et non de proposer seulement des dogmes économiques émanant d’individus qui s’entendent comme larrons en foire, comme le font l’Institut Fraser de Vancouver et l’IEDM. Cette dernière boîte fait d’ailleurs de la propagande conservatrice", s’insurge-t-il.

On use ici d’une autre démarche, qui inclut les citoyens de toutes les régions du Québec avec l’organisation de débats donnant la parole à des experts de tous les horizons. Les orientations qui ressortent de ces dialogues sont relancées dans l’espace public. "Par exemple, en matière de santé, nous avons eu trois rencontres avec 175 citoyens et un comité scientifique. Les recommandations finales seront présentées au ministère de la Santé, indique le président de l’INM. Plutôt que de penser qu’on détient la vérité, on propose plusieurs vérités et c’est le gros bon sens qui l’emporte", conclut-il.

TERREAU FERTILE

Force est de constater qu’avec les think tanks, l’image des experts s’est dépoussiérée. Sortant de leur tour d’ivoire, ils troquent leur blouse de chercheur pour endosser la veste de communicateur afin de défendre et d’expliquer leurs idées sur la place publique.

Et ils occupent de plus en plus d’espace au Québec. "Cette tendance va s’accentuer, car la recherche universitaire reste dans le cadre scolaire et est peu diffusée", convient Diane Lamoureux.

Par ailleurs, selon Jeremy Leonard, de l’IRPP, il y aurait, au sein des ministères fédéraux et provinciaux, moins d’argent pour la recherche. La question de l’indépendance se pose encore plus si ces travaux sont subventionnés. "Le moment est propice à l’arrivée de nouveaux think tanks privés. Le terrain sera beaucoup plus concurrentiel. Et ça, c’est toujours bon pour le renouvellement des idées", analyse M. Leonard.

C’est simple: plus d’idées, plus de débats, donc plus de choix pour les citoyens et les élus. Mais "les voix de droite se font de plus en plus entendre dans le débat public; d’autant plus qu’elles ont plus de moyens que les think tanks de gauche", rappelle Mme Lamoureux. Au bout du compte, l’argent fera-t-il la différence dans la guerre des idées?