France: les gros chars
Tandis que le "grand cirque de la Formule 1" débarque à Montréal pour le week-end, des militants français rêvent de voir son dernier tour de piste et réclament rien de moins que la suppression définitive de ce championnat et surtout de son étape en France. Pourquoi?
Lyon, "capitale de la résistance", comme on aime à le rappeler en référant à l’effort français contre l’occupation nazie, abrite un nouveau combat. Mardi matin y était lancée une marche de trois semaines organisée par les militants de la décroissance, marche devant les mener à Magny-Cours où ils s’objecteront à la tenue du Grand Prix de Formule 1.
En lutte contre "l’idéologie développementiste", selon laquelle la croissance économique peut tout sans avoir à craindre d’arriver au bout de ressources aussi vitales pour notre économie que le pétrole, le rédacteur en chef du journal La Décroissance, Vincent Cheynet, fustige la Formule 1. "Ces courses constituent le paroxysme du gaspillage, de la pollution au service d’une vingtaine de jeunes milliardaires qui tournent en rond et dressent en exemple des comportements inconscients et extrémistes", dit-il.
Rompu aux méthodes de communication, cet ancien directeur artistique chez Publicis, l’un des plus grands groupes de publicité français, explique que la Formule 1 est utilisée par les militants de la décroissance comme un "symbole de la société de la vitesse, de la compétition et de la voiture".
Les quelque 200 personnes rassemblées mardi matin tenaient là leur bête noire, la voiture, pointée du doigt pour sa consommation d’hydrocarbures. La veille, ils étaient près de 400 venus assister à une conférence-débat au cours de laquelle Jean-Luc Wingert, auteur de La Vie après le pétrole, leur avait expliqué que la fin de l’or noir était pour bientôt.
"Depuis 1980, on consomme plus de pétrole que l’on en découvre", a-t-il affirmé, ajoutant: "Il n’y a pas de quoi paniquer, il faut juste s’adapter avant que notre économie ne tombe en panne."
Pour Vincent Cheynet, plus que l’interdiction de faire la publicité du tabac, "c’est la fin du pétrole qui condamne d’avance la Formule 1 à disparaître; lorsque le pétrole se fera plus rare, on devra revoir à quoi on l’utilise".
En 2004, les Grands Prix du Canada et de France avaient failli ne pas être courus à cause de lois interdisant aux cigarettiers, partenaires importants de plusieurs écuries, de s’afficher sur leurs bolides. Dans les deux cas, les pouvoirs publics étaient intervenus et avaient versé les fonds nécessaires pour assurer la tenue des épreuves. De part et d’autre de l’Atlantique, la presse s’était félicitée de ce "pari gagné" ou de ce "sauvetage spectaculaire".
Vincent Cheynet y trouve de nouveaux motifs pour s’insurger. "Cet argent pourrait être utilisé autrement, pour financer des écoles, des hôpitaux, dit-il. Les grands médias, de leur côté, continuent de nous vendre sans gêne l’événement", déplore-t-il.
LENTEMENT, MAIS SÛREMENT
Le cortège rassemblé place Antonin-Poncet, au centre-ville de Lyon, se met bientôt en branle sous l’œil des caméras de la presse locale. Pour marquer leur différence, les militants ont mis à leur tête deux ânesses en éloge à la lenteur, peut-être aussi par dérision pour l’étalon cabré des Ferrari.
Les têtes se tournent au passage des marcheurs, mais Lyon, sous ses allures bourgeoises, ne se trouble plus pour si peu. Elle est devenue au fil des ans l’un des principaux pôles de l’altermondialisme made in France. La nébuleuse est désormais sortie de l’ombre. Le non de gauche ligué contre "le libéralisme" de la Constitution européenne l’a ainsi emporté le 29 mai dernier lors du référendum sur la ratification du traité. Depuis, l’ex-leader paysan José Bové, qui participera à la marche contre la Formule 1, évoquerait la possibilité de se présenter aux présidentielles de 2007.
Les Lyonnais sourient lorsqu’on leur dit que "le conservatisme, c’est la voiture", comme le suggère François Schneider qui marche depuis un an à travers la France avec son ânesse Jujube pour promouvoir la décroissance. Convaincu que "nous avons déjà heurté un mur à cause du manque de pétrole", nous allons devoir, dit-il, "réduire par 10 le nombre de voitures".
Bruno Clémentin: «Le paroxysme du gaspillage, de la pollution au service d’une vingtaine de jeunes milliardaires qui tournent en rond et dressent en exemple des comportements inconscients et extrémistes.» |
Le recours à d’autres modes de transport, tels l’âne ou la bicyclette: les partisans de la décroissance ne prêchent pas autre chose. Ils souhaitent aussi une critique générale de notre mode de consommation pour prévenir le chaos que causera, selon eux, le choc pétrolier qui nous pend au bout du nez. Ils citent comme confrères les adeptes de la simplicité volontaire au Québec, mais avec l’ambition d’aboutir "à une articulation collective" pour compléter "une démarche personnelle".
Les liens avec le Québec demeurent cependant virtuels et électroniques. Bruno Clémentin, adepte lui aussi de la décroissance, s’est interdit l’usage de l’avion, trop polluant. "Reste alors le bateau à voile", dit-il.
Tous se défendent cependant d’être passéistes. "Se déplacer avec un âne plutôt qu’avec une voiture, c’est prendre le temps de voir l’environnement, de discuter avec les gens. Mais les moyens de transport n’ont pas à être rudimentaires, ça peut être des vélos très innovants", objecte François Schneider.
"L’innovation doit cesser de servir des projets aussi vains que la Formule 1, ou aussi dangereux que les OGM et le nucléaire. Il faut une innovation frugale tenant compte de nos limites et de celles de la terre", dit-il.
BONNET D’ÂNE POUR SCHUMI
La marche, qui en est à sa cinquième édition, n’est guère prisée à Magny-Cours. La ville est déjà assiégée par les amateurs et la foule des marcheurs en rajoute aux embouteillages. L’année dernière, une voiture à pédales avait été offerte à Michael Schumacher avec un mot en allemand. Le geste des manifestants est resté lettre morte.
Au cours des trois semaines du périple, la marche prévoit pour son édition 2005 différentes étapes et le camping est de mise. Des conférences-débats comme celle de lundi seront organisées. Toutes les activités du groupe ne sont toutefois pas encore déterminées. Plusieurs têtes d’affiche altermondialistes sont cependant déjà au programme, tels José Bové et Albert Jacquard. Au dire de Vincent Cheynet, "le financement est militant".
Cette marche à relais verra différents groupes venir se joindre au cortège pour faire masse le 3 juillet à Magny-Cours. Des participants réunis mardi matin, tous ne prévoient pas se rendre jusqu’à l’étape finale.
Parmi eux, Marianna, 21 ans, confesse avoir le permis de conduire, qu’elle a pris "pour faire adulte", mais "ne conduit presque plus". Ses études en anthropologie ne lui permettront pas de s’éloigner de chez elle plus d’une semaine.
Elle se dit choquée par la Formule 1, même si elle n’est pas d’abord venue pour sa suppression, "mais pour montrer physiquement l’importance du mouvement". Il n’empêche, pour elle, "cette course, c’est du gros gaspillage qui sert à divertir le peuple".
La foule est plutôt jeune, mais était plus mixte la veille lors de la conférence-débat. Robert, un commercial de 51 ans, y voyait d’ailleurs un signe de la vigueur du mouvement. "On ne pourra pas dire que ce ne sont que des jeunes excités."
Le vernis couvrant le discours des conférenciers s’était écaillé au cours de la période allouée au public. Un volontarisme un rien hippie a fleuré parmi l’assemblée, un jeune homme invitant ceux qui le souhaitaient à se joindre à la commune qu’il a formée avec des amis. Le lendemain, au départ de la marche, ce volontarisme était cependant suivi de gestes, les babas cool formant l’essentiel du groupe.
En route vers "l’horreur qui a lieu tous les ans à Magny-Cours", Aristide, une tête grise qui porte toujours les cheveux longs malgré ses 50 ans, a fait vœu en 1974 de ne plus avoir de voiture. Les essais techniques et technologiques permis par la Formule 1 ne le gênent pas, il est cependant là à battre le pavé en tant que militant "parce qu’il faut arrêter" face à "l’urgente nécessité des temps".
"La course pour le pétrole, l’Irak y est lié et on y paie le prix du sang", affirme Thomas Waring des Casseurs de pubs, association co-organisatrice de la marche et cousine française revendiquée des Adbusters de Vancouver. À l’arrivée, les slogans ravageurs n’aideront peut-être pas à établir le dialogue souhaité. La discussion sur la décroissance, comme les rumeurs de paddock, risque au final de ne concerner que les amateurs.