Bio illogique
Vous êtes atteint du cancer du sein, de la sclérose en plaques ou du sida? La Biologie Totale vous guérira… à condition d’avoir la foi. Sous haute surveillance en Europe, la théorie farfelue de Claude Sabbah gagne chaque jour plusieurs nouveaux adeptes au Québec.
Guérie. Johann Warren, pilote de chasse dans l’armée canadienne atteinte de fibromyalgie, dit avoir échappé, contre toute attente, à l’invalidité que lui avaient prédite ses médecins. En 2002, elle se fendait d’un ouvrage intitulé Retrouver ses ailes, guérir et s’épanouir par la Biologie Totale. Guérie aussi, Johanne Robitaille, dont le combat contre le cancer a également fait l’objet d’une publication sous le titre Notre pouvoir de guérison et dont le récit a ému une journaliste montréalaise. Au point que cette dernière, dans une de ses chroniques, a salué la "franchise" et le "courage" de l’auteure, qui se réfère aux thèses de l’Allemand Ryke Geerd Hamer et de son émule français Claude Sabbah, inventeurs respectivement de la "Médecine moderne" et de la "Biologie Totale".
Ce que la chronique ne dit pas, c’est que le premier purge actuellement une peine de trois années d’emprisonnement pour escroquerie et complicité d’exercice illégal de la médecine. Elle ne précise pas non plus que la théorie du second est surveillée de près, notamment en France, par la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Rien non plus sur l’absence totale d’études établissant la fiabilité scientifique des deux théories. La Biologie Totale, de son vrai nom "Biologie Totale des Êtres Vivants, décrite sous forme d’histoires naturelles comparant les trois règnes: végétal, animal et humain", a été créée par Claude Sabbah, un médecin se présentant notamment comme un spécialiste en cancérologie. Le "concept" s’articule autour de l’idée que la maladie constitue une solution envoyée par notre cerveau en vue d’assurer la survie de notre organisme. Prémisse de cette hypothèse, la certitude que l’unique source des "dysfonctionnements biologiques" (maladies) est de nature émotionnelle. Et, bien entendu, son corollaire: une fois trouvé le traumatisme à la base du problème, le signal envoyé par le cerveau est automatiquement "déprogrammé" et la guérison est immédiate et définitive.
Simple, efficace et séduisant. Assez en tout cas pour que la Biologie Totale se taille une place de choix au Québec. Des dizaines de personnes, gravement malades ou en quête de nouvelles expériences, parmi lesquelles beaucoup de thérapeutes et, selon des sources internes, quelques médecins, s’en réclament aujourd’hui et l’intègrent à leur pratique. Le Collège des médecins, alerté, traite actuellement trois dossiers de plaintes déposées par des praticiens, ayant un lien direct avec cette pratique. Selon Ken Holland, de la direction des enquêtes, l’une de ces plaintes concerne une femme atteinte du cancer du sein refusant le traitement médical parce qu’il s’oppose aux préceptes de la Biologie Totale.
Soumise à aucune réglementation, représentée par aucun ordre professionnel, la Biologie Totale est à la portée du premier venu et son commerce est lucratif. Un bon élève doit avoir suivi pas moins de trois sessions de formation, elles-mêmes composées de modules, auxquels viennent se greffer une multitude de séminaires portant sur des thèmes plus spécifiques: troubles de la vue, troubles de l’appareil digestif, problématiques concernant les enfants, bio-généalogie, etc. Le coût de ces formations varie de 70 $ le module à 150 ou 200 $ la journée. Le coût des consultations, lui, est à la discrétion du thérapeute, mais la formule reste toujours la même: discussion avec le patient, recherche du traumatisme et "déprogrammation". L’outil: les travaux du docteur Sabbah, qui se targue d’avoir accumulé près de 30 années de recherches, et les ouvrages d’autres auteurs sur le sujet… tous d’anciens élèves du maître.
Problème: à ce jour, il n’existe aucune publication scientifique officielle des travaux du fameux docteur Sabbah ni aucune étude sérieuse répertoriant les soi-disant cas de guérison miraculeuse. Pire encore, la Biologie Totale figure en bonne place sur le site de l’organisme américain Quackwatch, membre du Consumer Federation of America, dont la mission est de combattre la fraude dans le domaine de la santé, les mythes, vogues, pratiques ou traitements douteux ou complètement faux. Quant à l’unique preuve à caractère scientifique, empruntée aux recherches du docteur Hamer, elle s’est effondrée à la suite d’une étude menée par la Ligue suisse contre le cancer. L’organisme conclut n’avoir "trouvé aucune preuve que les assertions du docteur Hamer ou que les traitements qu’il préconise contre le cancer sont efficaces" et met en garde contre leur utilisation.
Cette mise en garde n’est pas anodine. Bien que les partisans de Claude Sabbah insistent sur le caractère complémentaire de la Biologie Totale avec la médecine traditionnelle, il est difficile de savoir dans quelle mesure les patients ne sont pas tentés de mettre un terme à leur traitement, théoriquement néfaste si l’on tient compte des préceptes de la théorie. Autre dérapage possible: la culpabilisation rattachée à l’échec, puisqu’on considère le processus de guérison comme entièrement dépendant de la volonté du patient. "Les "thérapeutes" qui s’inspirent des théories de Hamer ont souvent la prudence de ne pas inciter explicitement leurs patients à l’abandon des traitements médicaux. Mais certains malades, convaincus que les soins sont un obstacle à leur guérison, arrêtent tout et compromettent leurs chances de survie", indique l’Union nationale des associations de défense de la famille et de l’individu, un organisme français qui dénonce les activités sectaires.
Pour Isabelle Marc, coordonnatrice de la chaire Lucie et André Gagnon de l’Université Laval, spécialisée en formation et recherche sur les médecines alternatives et complémentaires, la Biologie Totale n’est pas une médecine mais un mouvement de pensée: "Ce sont des gens qui, à partir de certains faits, déduisent un mode de vie, une croyance. D’autre part, je ne pense pas qu’un médecin puisse aller jusqu’à rendre quelqu’un responsable de sa maladie. Ce n’est pas le rôle de la médecine." Médecine ou croyance, la question sémantique a son importance. Interrogés à ce sujet, Claude et Julie, tous deux formés par Claude Sabbah et animateurs de séminaires à Montréal, évitent prudemment de parler de "médecine", mais ne se gênent pas pour employer les termes "guérison" ou "consultation", empruntés au vocabulaire médical. Désireux de garder l’anonymat par "crainte d’éventuelles pressions de la part du Collège des médecins", le couple a une foi inébranlable dans la théorie de Claude Sabbah, qu’ils pratiquent sur des patients, mais aussi sur eux-mêmes et sur leurs enfants.
La conversation sera bien plus instructive du point de vue de la rhétorique que de son contenu idéologique. En trois heures, il ne sera jamais fait allusion à d’autres sources qu’au docteur Sabbah, Julie et Claude se relayant pour lancer sur la table des affirmations parfois bancales, illustrées d’histoires symboliques, toujours puisées à même le répertoire du maître. Claude évoque l’existence d’études épistémologiques en cours en Europe, puis se ravise, gêné, quand on lui demande plus de précisions sur le sujet. Julie parle des preuves apportées par le docteur Hamer, visiblement tenue dans l’ignorance de leur démenti. Le problème de la preuve scientifique est finalement rapidement balayé du revers de la main par Claude, qui en relativise l’importance, préférant parler d’observations. Ce dernier assume par ailleurs très bien le fait de prétendre pouvoir, parfois en une seule séance, résoudre ce qui requiert des années de psychanalyse.
La Biologie Totale est avant tout une affaire d’images et de mots puissamment évocateurs. Raison pour laquelle, au rappel des affaires judiciaires qui ont entaché la pratique en Europe et des critiques solides dont elle fait l’objet, Claude et Julie comparent en chœur Claude Sabbah à Galilée, "qui était trop en avance sur son temps". C’est oublier un peu vite que Galilée n’a jamais rien prétendu qui n’ait été auparavant prouvé de manière strictement scientifique. L’argument, encore une fois délivré par Claude Sabbah lui-même, et que l’on retrouve de manière quasi systématique dans tous les documents voués à la promotion de sa théorie, donne une idée du degré d’humilité du médecin et de son talent pour entretenir la confusion des genres.