Société

Ennemi public #1 : Plein de vie

Je pourrais vivre ailleurs. Plusieurs ailleurs. Toulouse, Paris, New York, Salzbourg, Prague, l’Andalousie, la Nouvelle-Angleterre perchée au bord de l’océan, le Vermont engoncé dans ses montagnes vertes, et sans doute une multitude d’autres paysages dont je ne connais pas encore les demi-teintes au coucher du soleil ou le bruit qu’y font les enfants après souper.

Mais j’aime vivre ici. J’aime ce Québec que j’ai l’impression de connaître par cœur, tout pogné dans ses contradictions, pas trop bien dans sa peau, maladroit et impétueux, comme un ado mal dégrossi. Je l’aime comme on s’attache à une fille pas trop jolie, ni vraiment moche, sans trop comprendre pourquoi. C’est un amour viscéral, irréfléchi.

J’aime le Québec même quand il se ment à lui-même, quand il croit dur comme fer que le succès de 110 % est l’irréfutable preuve de notre intérêt pour les débats d’idées. Je l’aime quand il garde son modèle québécois sous respirateur, parce qu’il adore les causes désespérées. Je l’aime parce qu’il veut. Parce qu’il a ce désir de faire de lui un monde meilleur.

Je l’aime aussi en touriste. J’aime son décor quand le jaune fluo des champs de canola m’explose à la gueule dans l’horizon du lac Saint-Jean, quand les phoques caracolent à fleur d’eau à quelques mètres du traversier qui lie Rivière-du-Loup à Saint-Siméon, quand ses prés vallonnés se perdent dans les nuages cotonneux à la frontière en Estrie. J’aime moins sa Gaspésie, paysage décrépit d’édifices commerciaux désaffectés où se tord la taule gaufrée, oxydée par l’air salin. Autrement, je ne connais rien de son Abitibi ou de sa Côte-Nord qui, préjugés obligent, ne me disent rien qui vaille. Mais j’aime la route entre Saint-Élie-de-Caxton et Louiseville, quand les terres m’avalent, et la voiture avec.

Je l’aime comme touriste, mais aussi comme "résidant permanent". J’aime Montréal, où j’ai brièvement vécu. Pas vous, paraît-il. Les sondages nous l’ont suffisamment répété la semaine dernière. Pourtant, je ne déteste pas sa laideur, son urbanisme psychotique, son chaos et même sa saleté. C’est plein de vie, cette saloperie de ville.

Et par-dessus tout, j’aime Québec. Surtout le verso de sa carte postale dont le Château Frontenac me laisse indifférent. Comme sa rue Saint-Denis qui longe les Plaines, sa rue Fraser, à l’ombre des érables qui ploient sous le poids des années, le quartier Saint-Jean-Baptiste où les fils s’entrecroisent en un filet de sûreté au-dessus des rues pentues et ce Saint-Roch ressuscité où se croisent squeegees et hommes d’affaires, formant un grotesque tableau.

J’aime sa campagne, à un jet de pierre. Son lac Saint-Joseph, et sa bourgeoisie tranquille. Sa rivière Jacques-Cartier et ses dangereux remous, son Mont-Sainte-Anne où à vélo, je crapahute entre deux ours noirs et un orignal que les coupes à blanc ont repoussés jusque-là.

J’aime même sa banlieue, où je vis désormais. Et quand les façades prévisibles de ses bungalows me désolent, quand le bruissement dans les feuilles ressemble au murmure de l’ennui ambiant, je m’y plonge au jogging, croisant un père de famille qui pousse une petite blonde faisant ses premiers mètres à bicyclette sans roues d’appoint, tournant ensuite un coin de rue pour découvrir une portée de chiots qui s’ébrouent dans une cour, sous le regard indolent de leur mère. Dans mes oreilles, le Hallelujah de Cohen repris par Jeff Buckley est suivi de L’Air du dehors de Jérôme Minière et je ne peux m’empêcher de penser: merde, c’est plein de vie, cette saloperie de ville.

Je l’aime, ce pays qui n’en est pas un, j’aime son décor, ses acteurs, et c’est sans doute cet amour qui me rend si sévère envers lui. Qu’on ne le confonde pas avec le déni de soi, avec de la haine de son propre peuple. Ce Québec est mon miroir, et il peut arriver que l’image qu’il me renvoie me dégoûte par moments. Le contraire serait pure complaisance. Patriotisme aveugle. Nationalisme crétin. Imbécile suffisance.

Amoureux, mais critique. Québec, je te garde à l’œil.

Me fais pas trop chier quand même, tout à coup que l’envie me prendrait d’aller voir ailleurs.