L'illusion: avancer en arrière
Société

L’illusion: avancer en arrière

Le 9 juin, la Cour suprême lâchait, mine de rien, une énorme bombe en invalidant certaines provisions des lois québécoises interdisant de souscrire à une assurance privée. Professeur au département d’administration de la santé de l’UdM et spécialiste en économie et analyse des systèmes de santé, André-Pierre Contandriopoulos estime que ce jugement pourrait ouvrir la voie à un système privé présageant le démantèlement du système public. Une catastrophe annoncée!

La Cour était très divisée à 4 contre 3. Avez-vous été surpris de la décision?

"Symboliquement, ce jugement est très significatif parce qu’il renforce l’espèce de grand mouvement en faveur des PPP (partenariats public-privé) et de la diminution des responsabilités de l’État. Il ne va pas dans le sens de l’égalité ou de la social-démocratie, mais plutôt dans le sens de l’individualisme libéral.

Le jugement mettait en tension les chartes des droits et libertés des individus et les lois qui tentent de définir des droits collectifs. La difficulté pour la Cour était de dire si certaines atteintes aux droits de la personne sont justifiées en vue d’un bénéfice plus large pour l’ensemble de la population.

La Cour a stipulé que les files d’attente pouvaient porter atteinte à l’intégrité de la personne en aggravant la maladie ou en causant une grande inquiétude. Ce qui était beaucoup plus difficile à démontrer pour les juges, c’était jusqu’à quel point le rejet des deux articles de la loi québécoise interdisant une couverture privée des services de santé allait corriger le problème. Toutes les données disponibles, entre autres sur les efforts faits en Saskatchewan pour évaluer si la mixité des systèmes réduit les files d’attente, sont non concluantes. La théorie derrière l’argumentation de M. Chaoulli, qui soutient qu’une assurance privée aurait permis à son client d’avoir accès plus vite à des soins, ne tient pas. Il n’y a aucune preuve ou démonstration sérieuse qui permette de croire que la mixité des systèmes corrigerait la situation. La Cour n’avait pas le droit, en termes moraux, de prendre une telle décision, car elle ne corrige pas de manière certaine un problème qu’elle juge injuste; par contre, elle risque d’avoir des conséquences graves pour l’ensemble de la société.

Nous sommes face à un jugement relevant beaucoup plus de la conviction, de la morale, que de la connaissance. Le problème est non pas technique mais idéologique. C’est un débat démocratique qui ne relève pas du juridique. Au fond, la question qui se pose est de savoir si on est favorable à ce que l’État fasse en sorte que chacun ait des services en fonction de ses besoins ou, à l’inverse, qu’il permette aux gens de se procurer ce dont ils ont envie en fonction de leurs moyens."

Les portes sont-elles maintenant toutes grandes ouvertes à un système privé?

"Pour que ça se matérialise, il faudra des cliniques et des hôpitaux privés. Sans infrastructures, la souscription à une assurance privée reste un droit théorique, et personne ne va s’en payer une s’il ne peut pas avoir accès aux services. Mais le jugement a cassé un premier verrou, une première porte est ouverte, qui pourrait mener au démantèlement du système public si d’autres s’ouvrent. Le deuxième verrou auquel certains groupes voudront s’attaquer est celui de la Loi canadienne sur la santé, qui dit qu’une province sera pénalisée financièrement si elle ne garantit pas que les services sont financièrement accessibles.

Le troisième verrou qu’on pourrait voir sauter stipule qu’un médecin peut travailler soit dans le système public, soit hors du système. Il ne peut œuvrer dans les deux simultanément. Dans une vision de PPP, rien n’empêcherait théoriquement le Québec d’autoriser les médecins, après, disons, 40 heures dans le système public, à travailler au privé. Or, si on va jusque-là, les choses iront très vite. On deviendra un marché très intéressant pour les grandes compagnies d’assurances américaines et le système public d’assurance-maladie se détruira assez rapidement."

Un système privé nuit-il obligatoirement au système public? L’idée que si les riches allaient dans des cliniques privées, des places seraient libérées dans les hôpitaux publics n’est-elle pas séduisante?

"Continuez le raisonnement et vous arriverez à la conclusion que des médecins se tourneraient vers le privé et seraient moins disponibles pour le public. Imaginons que les riches sont généralement moins malades et qu’ils s’attendent à être soignés avec plus de temps par leurs médecins qui sont payés plus cher au privé. Ces médecins prendront plus de temps pour soigner des gens moins malades et plus fortunés, tandis que les gens plus malades et moins fortunés attendront plus longtemps, auront accès à moins de médecins qui leur consacreront moins de temps.

En bout de ligne, les plus fortunés seront mieux servis par un système privé mais les moins fortunés se retrouveront dans une situation pire qu’aujourd’hui. Un deuxième argument contre le privé: les gens les plus fortunés qui payent le plus d’impôts diront qu’ils payent aussi des primes d’assurances et qu’en conséquence ils ont droit à des déductions d’impôts. Résultat, ils financeront moins le système et l’État aura moins d’argent pour la santé. Collectivement, nous n’avons rien à gagner d’un système privé. Le privé ne soulagera pas le public, il drainera ses ressources. Et cela prend 10, 15 ans pour former un médecin…"

Alors à qui profite un système privé?

"Ce n’est pas très compliqué. Premièrement, à tous ceux qui peuvent se payer des primes d’assurances importantes parce qu’ils travaillent dans des grandes entreprises et qu’ils gagnent les plus gros salaires. Deuxièmement, aux médecins entrepreneurs, plutôt que professionnels, qui aiment travailler dans les conditions les plus confortables, en se mettant des œillères et en évitant d’assumer des responsabilités sociales. Troisièmement, bien sûr, aux assureurs. Au total, cela représente 5, 10 % de la population? Les 90 % restants y perdent…"

Mais on dit que la France, la Suède et la Grande-Bretagne ont des systèmes où le privé joue un rôle important et que les choses vont bien…

"Ce n’est pas vrai. En France, pas une journée ne se passe sans qu’on parle de scandales, de problèmes, de listes d’attente, de malfonctionnement… Ce n’est pas une question de soins privés ou publics, mais d’organisation globale du système. Ce sont des systèmes qui sont organisés très différemment du nôtre et qui réagissent dans certains cas mieux que le nôtre, dans d’autres, moins bien, cela dépend. La première chose qu’il faut comprendre, c’est que dans les systèmes européens, le privé occupe moins de place qu’ici. La France, où le privé occupe le plus de place, lui concède 28 % des soins alors qu’au Québec, nous en sommes à 31 ou 32 %. De plus, en France et en Suède, les médicaments sont assurés à 80 ou 100 %. Globalement, le panier général des services y est plus large qu’ici. Les systèmes de santé sont étonnamment complexes, et on ne peut jamais prendre une seule caractéristique pour expliquer le fonctionnement d’ensemble d’un système."

La solution passe-t-elle par l’injection massive d’argent neuf dans le système public, comme plusieurs le croient?

"Pas nécessairement. Le problème en est avant tout un d’organisation des soins. C’est à Montréal, Québec et Sherbrooke qu’on a les listes d’attente les plus importantes. Ce sont aussi les endroits où il y a le plus d’argent, de médecins et d’hôpitaux… Ce qu’il faut, c’est réorganiser la première ligne, mais on en parle depuis 40 ans. Toutefois, Couillard va dans le bon sens en ce moment. Il a dit que le jugement était un coup de semonce qui forcerait à activer la réforme et améliorer le système. Attendons voir."