La crème? 3%
Société

La crème? 3%

À l’aube du Festival de jazz de Montréal, un spécialiste américain brosse un petit portrait triste, statistiques à l’appui, des hauts et des bas de cette musique dont la définition est nécessairement de plus en plus élastique. État des stocks…

"Quelle est la différence entre un musicien de jazz et une pizza?"
Une pizza peut nourrir une famille de quatre.
– Ancien proverbe jazzois

Le jazz est-il réellement mort, comme le suggèrent parfois ses détracteurs et quelques supporters cyniques? À première vue, cette hypothèse n’est pas sans fondement, car les mauvaises nouvelles abondent sur le marché des enregistrements qui s’apparentent, de près ou de loin, à la tradition musicale incarnée par les figures telles que Wayne Shorter, Keith Jarrett, Miles Davis, John Coltrane, Charles Mingus, Thelonious Monk, Charlie Parker, Duke Ellington et Louis Armstrong.

Selon le Recording Industry Association of America, en ce qui concerne les ventes d’enregistrements audio, le jazz ne constituait que 3 % du marché aux États-Unis en 2003, la dernière année pour laquelle les statistiques sont disponibles. Seules les ventes de trames sonores, de oldies, de musique nouvel âge, de musique enfantine et "autres" étaient moindres.

Ce chiffre représente une légère baisse par rapport à 2001 (3,4 %) et à 2002 (3,2 %). Cependant, il représente une amélioration par rapport à 1998, alors que les ventes de jazz avaient chuté à 1,9 %. Ces statistiques n’incluent pas les ventes en ligne, les téléchargements ni les ventes d’enregistrements aux concerts.

Les seuls musiciens de jazz qui réussissent à "faire circuler la marchandise" chez les disquaires et sur Internet sont les chanteurs, non les instrumentalistes. Il s’agit principalement de la dernière vague de divas jazz, dont Diana Krall, qui a collaboré avec son nouvel époux Elvis Costello à The Girl in the Other Room, Norah Jones, qui a réalisé deux albums jazz-lite monstres, Jane Monheit, dont la popularité a récemment connu une montée en flèche, et Madeleine Peyroux, qui tire son inspiration de Billie Holiday et qui a sorti l’étonnant "album-retour" Careless Love.

Bien entendu, il y a des exceptions telles que Pat Metheny, un guitariste authentique également doué d’un extraordinaire flair commercial, et toute la gamme de stars de smooth-jazz plutôt interchangeables, qui ne sont guère prises au sérieux par les vrais connaisseurs.

Le Jazz at Lincoln Center est aussi à la fois encourageant et déconcertant. Lincoln Center, le complexe à Manhattan qui vaut dans les millions de dollars, est dirigé par Wynton Marsalis, trompettiste, chef d’orchestre, éducateur et, surtout, un apologiste du jazz. D’un certain côté, il était temps que la musique américaine par excellence soit reconnue, qu’on lui accorde un temple digne d’elle et un soutien financier important. Mais le fait que cette musique qui est née dans la rue, qui fut jadis révolutionnaire, fait partie de l’establishment musical institutionnel dégage un je-ne-sais quoi de déroutant.

Et ce n’est pas non plus un hasard si la meilleure façon de vivre du jazz (exception faite de ceux qui obtiennent une des rares places dans les clubs tels que le Blue Note et le Village Vanguard ou de ceux qu’on retrouve en tête d’affiche dans les grands festivals) est de l’enseigner à temps plein à l’université. Malheureusement, même les prestations au plus haut niveau ne suffisent pas pour vivre.

Malgré tout, les disciples du jazz ont des raisons de se réjouir, dont l’existence même du Jazz at Lincoln Center. Les festivals continuent de foisonner, que ce soit les grands à New York, à Newport et à Montréal, les plus jeunes, tel le festival de jazz de Panama, ou les centaines de petits festivals régionaux disséminés à travers les États-Unis et le Canada, sans oublier les prestigieux festivals estivaux européens.

De plus, certains musiciens ont décidé de prendre leurs propres affaires en main en distribuant leur musique sous leurs propres labels. C’est le cas de Branford Marsalis, de Dave Douglas, de Dave Holland, de Jack DeJohnette et de Dee Dee Bridgewater.

Maria Schneider, Jim Hall et Danilo Perez ont suivi un chemin semblable en s’associant à ArtistShare, qui joue le triple rôle de compagnie de disques, de distributeur et de disquaire en ligne. Ainsi, Schneider gagne environ 13 dollars par exemplaire vendu de son dernier album, Concert in the Garden, selon le magazine Downbeat. Les trois derniers albums de la compositrice-chef de formation reconnue, enregistrés pour le grand label indépendant Enja, l’ont laissée dans le rouge. "Je ne peux plus continuer de perdre de l’argent chaque fois que je réalise un album", déclare Schneider. "L’industrie a instauré il y a longtemps un modèle selon lequel le label gagne de l’argent et les artistes ne gagnent rien. Il est temps de tout chambarder."

Le plus encourageant, c’est la poignée d’œuvres majeures de jazz sorties cette année qui proviennent d’artistes reconnus et de jeunes musiciens. Plusieurs d’entre elles ont de bonnes chances de se retrouver dans le palmarès des critiques des 10 meilleurs albums:

Jason Moran Photo: Michael Wong

– Le trentenaire Jason Moran, pianiste reconnu, a allié son trio, composé du bassiste Tarus Mateen, du batteur Nasheet Waits et de lui-même, avec le guitariste électrique et à cordes sèches Marvin Sewell dans Same Mother (Blue Note). Le quatuor offre une exploration vertigineuse post-bop des racines blues du jazz, évoquant les grooves de la Nouvelle-Orléans et des rythmes funk.

– Le plus mûr Charles Lloyd est parfois doux, parfois démonstratif dans Jumping the Creek (ECM). Le saxophoniste ténor et alto y joue dans des duos, des trios et des quartettes avec des musiciens remarquablement sympathiques: le pianiste Geri Allen, le bassiste Robert Hurst et le batteur Eric Harland.

– Holland, qui a probablement décroché le plus d’honneurs au cours de ces dernières années, fait jouer à son big band des compositions ambitieuses et multicolores écrites pour de grands orchestres dans Overtime (Dare2), où figurent des solistes inspirés tels que le saxophoniste Chris Potter et le tromboniste Kevin Eubanks, qui fait partie du quintette de Holland.

– Douglas, le trompettiste que l’on qualifie parfois d’"anté-Wynton", redevient éclectique dans Mountain Passages (Greenleaf). Cet album se compose de jazz influencé par le folk et d’improvisations libres écrites à la demande d’un festival italien. Ces légères compositions plutôt aériennes exploitent également les talents du saxophoniste et clarinettiste Michael Moore, de la violoncelliste Peggy Lee, du joueur de tuba Marcus Rojas et du batteur Dylan van der Schyff.

Brad Mehldau

– Un trio fonceur de jeunes lions du jazz, composé du guitariste Kurt Rosenwinkel, du saxophoniste Joshua Redman et du pianiste Brad Mehldau, collabore pour créer des méditations chagrines et des phrases difficiles et rapides sur un album au titre très judicieux, Deep Song (Verve).

– Le batteur Paul Motian, cet éternel explorateur, offre un impressionnant pas de trois avec le guitariste Bill Frisell, qui est en quelque sorte son frère musical, et l’intrépide Joe Lovano dans I have the Room Above Her (ECM).

– Lovano est également brillant dans Joyous Encounter (Blue Note), où figurent Motian, le pianiste Hank Jones et le bassiste George Mraz; le quatuor explore de nouvelles chansons et insuffle une nouvelle vie à des classiques tels que Autumn in New York de Ellington, Pannonica de Monk et A Child is Born de Thad Jones.

L’été n’est généralement pas la saison de prédilection des grandes sorties d’albums jazz, mais cette année, plusieurs excellents projets seront en magasin à partir du mois de juin.

– Wayne Shorter, l’ancien co-leader du groupe Weather Report et l’acolyte de Miles Davis, dirige une formation qui inclut Danilo Perez au piano, John Patitucci à la basse et Brian Blade à la batterie. On l’a qualifiée du meilleur ensemble de jazz de l’heure (le quartette de Branford Marsalis étant l’autre candidat à ce titre). Son album, Beyond the Sound Barrier (Verve), enregistré de 2002 à 2004 lors de tournées nord-américaine, européenne et asiatique, possède une qualité et une télépathie synergiques, fruit d’un rare mélange de sensibilité, d’intelligence, de dévouement inconditionnel à l’art et, bien entendu, de toutes ces heures de tournée. Le saxophoniste ténor et soprano Shorter et les autres membres du groupe explorent trois de ses nouvelles compositions: l’exubérante et ludique As Far as the Eye Can See, la frénétique Adventures Aboard the Golden Mean et la vagabonde chanson-titre.

– John Scofield met à contribution sa savoureuse six-cordes incantatoire, surmenant avec vigueur 13 classiques familiers et introspectifs, tels que That’s What I Say: John Scofield Plays the Music of Ray Charles (Verve). L’idée est simple, certes, mais les artifices sont peu nombreux sur un disque qui réunit le guitariste et des musiciens de jazz, de rock et de R&B comme le pianiste et organiste Larry Goldings, le bassiste Willie Weeks et le batteur Steve Jordan. Le coup de génie de l’album est What’d I Say, pièce accompagnée des voix de Warren Haynes, de Aaron Neville, de Dr. John et du déclassé John Mayer. Le morceau qui tue: la version plutôt insipide, sur guitare sèche, de Georgia on my Mind, interprétée par Sco.

– Dans Flow (Blue Note), Terence Blanchard combine son timbre généreux et chatoyant à des textures africaines, vocales et de percussion; des effets sonores fantasques à la recherche post-bop sophistiquée de son groupe habituel. Cet album, l’un des rares que Herbie Hancock a produit pour d’autres artistes, est imprégné d’une mélancolie tout en teintes obscures qui se manifeste particulièrement dans Over There et dans la chanson Benny’s Tune, dont le pianiste est nul autre que Herbie Hancock. Des riffs rythmiques difficiles marquent plusieurs morceaux, notamment Wadagbe et Harvesting Dance. La deuxième star de l’album, après Blanchard, est incontestablement Lionel Loueke, le guitariste originaire du Bénin qui a participé en 2003 à l’album Bounce.

– Il faut aussi souligner la parution des albums suivants: The Mingus Big Band, Orchestra and Dynasty, I Am Three (Sue Mingus Music); Harry Connick Jr. accompagné de Wynton Marsalis dans Occasion (Marsalis Music); The American Soul, de Bill Charlap; Hank Jones, John Ptitucci et Jack DeJohnette, dans ‘S Wonderful (Columbia).

Les statistiques sont certes déprimantes. Les praticiens du jazz, tout comme les autres artistes, vont devoir continuer à lutter pour pouvoir survivre dans un système commercial ouvertement hostile à une musique qui n’est pas destinée à un grand public.

Mais, somme toute, l’année 2005 annonce la poursuite d’un grand cru. Que les lois du marché continuent de permettre à l’irréductible jazz de caresser les oreilles de ses disciples et celles de quelques-uns qui sont ouverts à la conversion.